Lumière sur... Elena Balzamo, traductrice

À l'occasion des prochaines Rencontres autour de la traduction. Passeur·ses de mondes, qui se dérouleront à Orléans le 14 octobre 2021, Ciclic Centre-Val de Loire consacre son 35e dossier thématique "Lumière sur...." à la traductrice, essayiste et critique littéraire, Elena Balzamo. Installée dans l'Eure-et-Loir depuis quelques années, Elena Balzamo, également historienne des langues et littératures scandinaves, est née à Moscou, et vit en France depuis 1981. Après avoir passé sa thèse sur le conte scandinave, elle s’attèle à la traduction d’un nombre considérable d’auteurs du suédois au français. Son œuvre de traduction a été plusieurs fois récompensée. Lors des Rencontres Passeur·ses de mondes, la traductrice évoquera les enjeux de sa nouvelle traduction intégrale du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson avec les oies sauvages de Selma Lagerlöf, traduit du suédois, à paraître chez Gallmeister en 2022.

La traductrice Corinna Gepner nous dresse ici un magnifique portrait d'Elena Balzamo, une traductrice au parcours singulier !

■ Elena Balzamo : de la ligne droite et du zigzag


par Corinna Gepner

Universitaire spécialiste des littératures scandinaves et russe, traductrice, essayiste, critique littéraire, écrivaine, Elena Balzamo est tout cela – et sans doute n’a-t-elle pas encore fini d’explorer les voies de la langue et de la littérature, tant paraît vive sa curiosité du monde et de ce qu’on peut en dire. 

Parmi les auteurs qu’elle a traduits, August Strindberg tient une place éminente, mais l’on citera aussi d’autres grands noms : Hjalmar Söderberg, Hjalmar Bergman, Carl Jonas Love Almqvist, Kerstin Ekman, Henry Parland, Edit Södergran, Fredrik Sjöberg, Horace Engdahl, Aksel Sandemose, Knud Romer, Herman Bang, Gaïto Gazdanov, Aaron Gourevitch, Alexeï Peskov, Boris Khazanov, Katia Metelizza. À cela s’ajoutent des essais, sur Strindberg, Soljenitsyne, Söderberg, Olaus Magnus… Traductions et travaux qui lui ont valu de multiples distinctions, notamment de l’Académie suédoise. 

« Camisole de force », « carcan », tels sont quelques-uns des termes qu’Elena Balzamo utilise lorsqu’elle parle de la traduction. Une praticienne qui souligne avec autant d’insistance la nature contrainte de la traduction donne envie d’aller creuser ce qui fonde son désir de traduire. Car on se doute que les choses ne sont pas si simples… 

Qui est la traductrice Elena Balzamo ? En quelques mots, si l’on peut se risquer à pareil résumé : d’origine russe, vivant et travaillant en France, elle traduit les littératures scandinaves (pour l’essentiel) et russe (plus occasionnellement) en français[1]. Commettant ainsi ce péché en principe impardonnable de traduire vers une langue autre que sa langue maternelle. Ça ne se fait pas – mais tout de même, elle a reçu la bénédiction d’un grand traducteur, qui l’a invitée, « mon enfant », à « continuer »[2]. Ce n’est pas rien, on en conviendra. 

La contrainte est déjà là, dans le choix quasi forcé de la langue vers laquelle on traduit, dans le renoncement d’emblée à tout confort et à toute possibilité de certitude. Dans l’acceptation d’une sorte de principe d’indétermination. Est-ce un hasard si, pour Elena Balzamo, la notion de frontière est un concept des plus flous ? Peut-être même un non-sens ? Elle traduit vers le français, très accessoirement vers le russe, écrit en français et en suédois, avec la conscience qu’aucune langue, pas même sa langue maternelle, ne lui apportera le cadeau – si c’en est un – de la facilité. 

Or c’est précisément ce qui pourrait nous apparaître en surface comme un brouillage des catégories habituelles, mais qui est plus sûrement la configuration native d’Elena Balzamo – à cet égard, il n’existe, Dieu merci, aucune règle –, qui offre à celle-ci un espace d’une liberté insoupçonnée, dans lequel le désir se plaît à déjouer les voies attendues pour s’amuser sans contrainte. Elena Balzamo n’a jamais nourri le projet de devenir un jour traductrice. Mais elle a toujours eu envie de « voir ce que ça donnait dans d’autres langues ». Elle a ainsi, pour son plaisir, traduit des poèmes du géorgien en anglais, ou de l’allemand en suédois, par exemple. 

La traduction est venue par le biais universitaire. Sa thèse sur le conte littéraire scandinave, soutenue à l’université de Lille III, l’amène à travailler sur des textes qui ne sont pas disponibles en traduction française. Alors elle commence à traduire, pour les besoins de son doctorat. Il faut croire que quelque chose se passe alors, qui enclenche le processus de la traduction et le désir de porter des textes vers un autre lectorat. Une forme d’alchimie aussi, qui se crée entre la traduction et l’exégèse universitaire. Comme si la traduction devait, presque par nature, être associée à un commentaire. On émettra l’hypothèse qu’il s’agit moins d’une mise en contexte, certes nécessaire, que d’un art de l’accompagnement, de l’interprétation, qui entremêle les types d’écriture dans une visée d’exploration. Une sorte de prolongement qui illustre la façon dont tout texte suscite d’autres textes, dont l’écriture se déploie à partir d’une écriture première – qui est elle-même, consciemment ou pas, le déploiement d’écritures antérieures. Ce faisant, Elena Balzamo s’inscrit peut-être dans une histoire au long cours fortement sous-tendue par l’idée de la transmission. 

Son parcours singulier fait qu’elle n’a jamais ou presque traduit sur commande, mais toujours choisi ce qu’elle voulait proposer au lecteur. À savoir les livres, les auteurs qu’elle tient pour essentiels (C. J .L. Almqvist [1793-1866], Herman Bang [1857-1912], Hjalmar Söderberg [1869-1941], Hjalmar Bergman [1883-1931]…). Elle va surtout chercher parmi ceux qu’elle appelle les « classiques », avec lesquels elle se sent en affinité, aussi en termes linguistiques : « Je me sens à l’aise surtout avec des auteurs classiques, et peut-être suis-je même un peu avantagée par rapport à mes confrères français, moins sujette aux tics de langage, usant d’un français plus “atemporel”, car une certaine distance entre soi-même et la langue demeure[3]. » Il est rare de rencontrer une traductrice qui ait à ce point conscience de son répertoire et de son registre, à l’instar d’un musicien.

Mais revenons-en à cette histoire de camisole de force. Cette puissance de la contrainte dans la traduction, Elena Balzamo déclare en avoir pris conscience « sur le tard ». Il y a, dit-elle, « des choses qu’on ne peut pas raconter » par le biais de la traduction, parce qu’il faut toujours « trouver quelque chose », « tricher à l’intérieur des limites ». À quoi elle oppose une écriture qu’elle a découverte parallèlement à son travail de traductrice et d’universitaire, et qu’elle qualifie de « libre », dès lors qu’elle relève de la seule inventivité de son auteur. Elle a ainsi publié plusieurs ouvrages, qui interrogent son rapport à la Russie, à l’endoctrinement politique, au quotidien et à tout ce qu’il révèle des manières de penser tant individuelles que collectives. Qui questionnent la place de l’individu dans l’histoire et le monde, mais par petites touches, l’air de rien, avec exigence et humour[4]

On notera à ce propos-là très intéressante anecdote qu’elle relate pour expliquer comment lui est venu le désir d’écrire. Alors qu’elle assiste au lancement d’une collection dédiée au thème de la peur, elle s’étonne d’entendre les auteurs invités évoquer « la nature, la nuit, le vide, les maisons hantées… ». Car, pour elle, née en Union soviétique, « la peur a toujours eu un visage politique » et, dans son cas, elle a été « quasi héréditaire ». Elle se dit alors que si elle devait écrire pour cette collection, elle écrirait sur cette peur-là. Et donc, « c’est par cette idée de raconter la peur que je suis venue à l’écriture »[5]. De là à voir dans l’écriture une vertu cathartique… 

La traduction, camisole et carcan, donc, versus l’écriture libre, où l’auteur peut à sa guise supprimer, effacer, recommencer. Et pourtant… Elle éprouve une véritable fascination pour les stratégies que déploie le traducteur et qui « lui permettent de suivre une ligne droite en allant en zigzag », de « limiter les pertes », de « remédier, par exemple, à une carence de lexique par la grammaire ». Au bout du compte, elle n’est pas loin de penser que le traducteur est peut-être celui qui jouit de la plus grande liberté, supérieure même à celle de l’auteur premier. Le traducteur « peut tout se permettre à condition de savoir ce qu’il fait et pourquoi il le fait », même « transformer un poisson en oiseau » si le texte l’exige… 

La traduction est pour elle « un art et un artisanat ». Et cet artisanat, notamment, c’est en français qu’elle l’a appris. Ce qui explique qu’elle ne traduise pas vers le russe ou alors avec une répugnance marquée. Peut-être aussi y a-t-il dans le « choix » de cette langue de traduction un désir d’explorer la résistance de la langue, son absence d’évidence, au travers même de ce qu’on ignore d’elle et qu’il faut apprendre et découvrir chemin faisant. Et à cet égard, la pratique de la traduction balise un chemin qui ne laisse guère d’échappatoire devant les difficultés. Les obstacles doivent être franchis. 

Depuis maintenant quinze ans, Elena Balzamo organise à l’Institut suédois à Paris un séminaire de traduction annuel. Là encore, rien de « prémédité ». Au départ de cette initiative, un simple atelier qui n’avait pas vocation à se prolonger. Le succès, la demande ont transformé le projet en séminaire régulier. Celui-ci a pour objectif d’étudier les différents types de textes susceptibles d’être traduits (prose, poésie, théâtre, littérature populaire, littérature de jeunesse) autour d’un projet de traduction commun, dans l’idée de proposer la version finale à un éditeur. Qu’on en juge : les éditions Stock, Cambourakis, Serge Safran, Actes Sud, Au Nord les étoiles, Magellan, Marie Barbier ont joué le jeu et publié le travail des traducteurs du séminaire. 

Mais au-delà du débouché éditorial, Elena Balzamo s’émerveille de la fidélité des participants, dont certains sont présents depuis le début de l’aventure, et du réseau qui s’est créé au fil des ans, entre traducteurs mais aussi avec les professionnels du livre, invités dans le cadre du séminaire à présenter leur travail. Et, dit-elle, certains des traducteurs aujourd’hui actifs dans le domaine du suédois sont passés par son séminaire. S’ils ont beaucoup appris, elle souligne combien cette expérience aura enrichi sa propre compréhension de l’acte de traduire. 

De l’incertitude, on a le sentiment qu’Elena Balzamo a su faire une vertu essentielle. Celle qui donne envie d’explorer des territoires inconnus, qui aiguise la curiosité, le désir d’aller vers les autres pour proposer, donner à lire, transmettre non pas un savoir mais une capacité à s’interroger et à inventer. Peut-on rêver mieux ?


[1] Si l’on veut en savoir plus sur les considérations politiques qui ont incité pour une part Elena Balzamo à choisir le suédois et plus généralement les études scandinaves, on se reportera à ce qu’elle écrit dans son livre Cinq histoires russes, Noir sur Blanc, 2015, p. 71-72.
[2] Sauf précision contraire, les propos rapportés ont été tenus lors d’un entretien téléphonique en août 2021.
[3] « Écrivaines de contrebande », propos retranscrits par Marie Hermet, TransLittérature, 57, printemps 2020, p. 162.
[4] Voir notamment Cinq Histoires russes (Noir sur Blanc, 2015), Triangle isocèle (Marie Barbier, 2019) et Décalcomanies (Marie Barbier, 2020).
[5] « Écrivaines de contrebande », art. cité, p. 164-165.

Elena Balzamo, est spécialiste des littératures scandinaves et russe, traductrice, essayiste et critique littéraire (collaboratrice du Monde des livres), elle dirige un séminaire de traduction à l’Institut suédois à Paris. La dernière parution en date : Stina Stoor, Sois sage, bordel ! (Ed. Marie Barbier, 2021).

Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à ces littératures, dont : Un Archevêque venu du froidEssais sur Olaus Magnus, 1490-1557 (2019). Parmi les auteurs traduits : A. Strindberg, C. J. L. Almqvist, Hj. Bergman, Hj. Söderberg, H. Bang, A. Sandemose, E. Södergran, H. Parland.

Auteur également de Cinq Histoires russes (2015), Triangle isocèle (2019) et Décalcomanies (2020). Prix de la traduction de l’Académie suédoise 2001. Lauréate de la Bourse Jean-Gattégno 2009. Prix Sévigné Etranger 2010-2011 pour l’édition de la correspondance d’A. Strindberg. Prix de l’Académie royale suédoise des Belles-Lettres, de l’Histoire et des Antiquités (2017). Prix de l’Académie suédoise (2019).


► Corinna Gepner a enseigné la littérature française à l’université, puis exercé diverses fonctions dans le public et le privé avant de devenir traductrice littéraire. Germaniste, elle a traduit, entre autres, Stefan Zweig, Klaus Mann, Erich Kästner, Michael Ende, Heinrich Steinfest. Elle a animé pendant une dizaine d’années une émission de radio consacrée aux littératures germanophones traduites sur Fréquence protestante.
Elle est actuellement présidente de l’Association des traducteurs littéraires de France. Elle intervient en tant que formatrice à l’École de traduction littéraire du CNL et de l’ASFORED (ETL) et dans divers cursus universitaires et professionnels.