Être bibliothécaire, demain

Ciclic inaugure sa nouvelle série thématique, "métiers du livre de demain". Pour ce premier dossier consacré à la profession de bibliothécaire, l'agence a fait appel à Éléna Da Rui, directrice des médiathèques de Créteil, remarquée pour son intervention à la journée professionnelle "Transition, innovation, prospective : Réinventer les politiques publiques". Elle nous livre sa réflexion sur le devenir du métier bibliothécaire. Né dans l'Antiquité ce métier a en effet connu une évolution constante, s'est adapté aux nouvelles pratiques et besoins des usagers, s'est approprié les nouvelles technologies et a intégré les mutations sociétales. On compte en France environ 7 100 bibliothèques et 9 200 points d’accès au livre, soit 16 300 lieux de lecture publique qui permettent à plus de 80 % des Français un accès au livre dans leur commune. Concernant la région Centre-Val de Loire, Ciclic recense dans son annuaire professionnel en ligne 435 bibliothèques municipales.
Faut-il encore des bibliothécaires au XXIe siècle ?
S'il était permis de rêver, quelle serait la contribution d’un bibliothécaire dans le monde à venir : un monde plein de 9 milliards de personnes, dont le barycentre des savoirs, de l’innovation et des classes moyennes serait en Asie ? Quel projet porterait-il en France – où l’espérance de vie moyenne dépassera les 105 ans, où la digitalisation des tâches obligera à réinventer un métier sur cinq tous les 10 ans ? Comment accompagnera-t-il les citoyens dans les soubresauts d’un monde qui finit, en posant les pierres d’un monde plus souhaitable ? Comment nourrira-t-il la réflexion quand les frontières de l’humanité sont questionnées ? Quelles décisions publiques suscitera-t-il pour anticiper la crise morale engendrée ?
Quelle sera la place de la culture dans une vie plus longue, mais perçue comme plus pleine ? Quelle serait la politique culturelle d’un pays en décélération tandis que ceux qui émergent ont fait le pari de la connaissance pour se développer ? Quelle est la plus-value des bibliothèques dans ces mutations cognitives profondes, et face à l’émergence de nouveaux opérateurs culturels ? L’intelligence artificielle est désormais apprenante. Le seul domaine « réservé » de l’homme est la réflexion dans un univers non borné : l’avantage comparatif des bibliothèques sera-t-il de pulvériser les limites des différents domaines de pensée et de création pour les faire s’entrelacer et féconder l’imagination ?
Si l’ancienne ministre de la fonction publique en arrive à demander « s’il faut encore des bibliothèques au XXIe siècle », c’est que le retentissement des bibliothèques passera par une réponse aux besoins sociaux essentiels, ce qui implique de savoir quel modèle de société elles entendent contribuer à bâtir.
De solides invariants
L'homme est un animal social : la qualité des relations sociales est un facteur-clé de l’épanouissement. Pour faire le lien entre un savoir et un public, le levier le plus puissant du bibliothécaire restera l’accompagnement, individualisé ou collectif.
La force du lien humain est ce qui distingue le bibliothécaire des Moocs, d’Amazon, de Wikipédia, de l’offre audio-visuelle, des plateformes de téléchargement. C’est sur cette force qu’il faut bâtir l’avantage comparatif des bibliothèques. Plus que le « lien social » peu significatif et que bien d’autres institutions ont pour objet central de créer ou le troisième lieu, que des lieux plus alcoolisés ou nocturnes incarnent de manière plus convaincante, la mission propre des bibliothèques est la socialisation à la culture. Offrir un environnement propice pour que la culture soit acquise « comme par osmose », à l’image de la transmission dans les familles favorisées ; partager la confiance, l’aisance, la passion des bibliothécaires et des autres usagers, initier au plaisir de la découverte intellectuelle ou esthétique, tel est le levier de transformation sociale des bibliothèques. Que le savoir partagé soit sur support physique, numérique, oral, l’obsession doit être de bâtir ce lien.
Renforcer cette relation interpersonnelle est d’autant plus nécessaire que l’automatisation des tâches progresse avec la digitalisation et l’intelligence artificielle apprenante. Hugh, le premier robot bibliothécaire gallois, est capable d’analyser la demande orale d’un étudiant et de le guider dans les rayons. Il prendra ses fonctions courant 2016. Son cousin singapourien, AuroSS, détecte dans les rayons les livres mal rangés ou manquants et les signale aux professionnels. Le rapport le Futur de l’emploi le confirme : si l'avenir des bibliothécaires semble menacé par l'automatisation de leurs tâches à 64,9 % (la moyenne étant de 40 %), les métiers qui touchent à l’humain seraient les plus préservés" (1). Entre la récupération de notices, l’automatisation de tâches de plus en plus complexes, la technicité sur laquelle s’est fondé le professionnalisme depuis longtemps ne pourra être le sens des fonctions de demain, à moins que l’on évoque une intelligence sociale acérée.
Au titre des solides atouts de la lecture publique, la pluridisciplinarité des équipes, l’éclectisme des collections, le regroupement de savoir et de création peuvent faire contrepoids à la spécialisation des connaissances d’une part, et à la standardisation des pratiques culturelles d’autre part. Nourrir l’imagination sera nécessaire pour contribuer à réinventer notre modèle de société. De même, dans un monde saturé d’images et d’information, il sera précieux d’offrir une bulle qui préserve l’attention et la concentration de la surabondance d’information, et permet un pas de côté (2) .
Faire éclore la société de demain
En parallèle, concevoir des animations comme des expériences esthétiques partagées contribue à retisser un lien de confiance, à fonder une culture commune pour rétablir cohésion et confiance. « Nous sommes entrés dans une zone de haute pression imaginaire », disait Gilbert Durand. Au creux de l’anticyclone de deux systèmes de valeurs qui s’affrontent, la société se divise et les individus subissent une profonde dissonance. Dans cette transition, la bibliothèque peut être un lieu pour explorer ces tensions, en comprendre les causes et sortir de la rhétorique angoissante des crises, pour faire éclore un projet plus souhaitable. En développant la culture politique, économique, écologique de chacun, la bibliothèque peut devenir l’université populaire de la réinvention.
Fondées sur la mutualisation, la sobriété et l’économie de la fonctionnalité, les bibliothèques sont un point d’émergence d’un modèle social différent. Eclectiques, elles peuvent donner à penser demain, mais aussi montrer la poésie et l’inventivité de certaines innovations biomimétiques, sociales, et l’optimisme radical que portent ces innovations.
Nourrir la réflexion, c’est aussi développer une culture numérique critique, partager les clefs et partis pris de l’univers digital. Pour réduire le fossé face à ce nouveau langage, il faut décortiquer les algorithmes pour montrer en quoi, en calculant nos traces, ils redoublent les inégalités de ressources entre individus : ils peuvent élargir les horizons de ceux qui suivent des chemins inattendus mais peuvent, a contrario, cantonner les autres à leur régularité (3). La culture des communs pose la même question de super collaboration entre quelques-uns - les producteurs de contenus, qui se partagent leurs créations, et les citoyens moins formés et mobilisés, exclus de cette communauté bien que membre de la même société. Il y a de plus un risque évident de confusion entre « intérêt général », « bien commun » et « les communs ». Explorer ces notions peut constituer un programme de débats riche.
Enfin, les frontières de l’humanité et la place de l’homme sont mises en question : humanité augmentée, vie éternelle à partir de 2050 grâce à l’atteinte du point de singularité et au transhumanisme, émergence de chartes des droits des robots, des animaux ou de la nature. Le sens de la vie humaine s’en trouve modifié : espérance de vie qui augmente - une fille naissant aujourd’hui à Paris vivra 101 ans-, explosion des divorces à 60 ans, signe de la volonté de vivre plusieurs vies dans son existence. Autant de questionnements philosophiques, psychologiques, biologiques profonds qu’il conviendra de documenter afin que chacun puisse faire des choix autonomes et contribuer au débat.
Bâtir une ambition transformatrice
Considérer l'avenir non plus comme une chose déjà décidée et qui, petit à petit, se découvrirait à nous, mais comme une chose à faire.
Gaston Berger, fondateur de la prospective
Prendre la parole et reprendre la main
(1) http://www.archimag.com/bibliotheque-edition/2015/07/21/bibliothecaires-archivistes-remplaces-robots
(2) « Dans un monde riche en information, l'abondance d'information entraîne la rareté de l'attention de ses receveurs. Répartir efficacement cette attention devient un problème central». Avec l'augmentation des créateurs de contenus sur Internet, il y a désormais plus de créateurs que de lecteurs. Herbert Simon, Simon, H. A. « Designing Organizations for an Information-Rich World
(3) Dominique Cardon, A quoi rêvent les algorithmes ?
(4) La jeunesse du monde, une enquête planétaire 2011 de la Fondation pour l’innovation politique sous la direction de Dominique Reynié́ . Source : http://www.fondapol.org/wp-content/uploads/2011/01/2011-World-Youths.pdf page 35
(5) Rapport La France dans 10 ans, France Stratégie, 2013
(6) Ou Jugaad : La solution créée est épurée à son maximum pour répondre précisément au besoin sans concession sur ce dernier et sans ajout superflu. Cette simplicité de solution nécessite d'avoir connaissance des besoins réels des consommateurs et de partir de cette connaissance pour innover
Héléna Da Rui est conservateur-directrice des médiathèques de Créteil