Être écrivain aujourd'hui par Gisèle Sapiro

Ciclic a interrogé Gisèle Sapiro sur l'avenir du métier d'auteur. Elle évoque plus particulièrement dans ce texte les changements en cours liés aux enjeux du numérique et à l'évolution de l'offre d'intervention dans l'espace public.
Elle s'appuie pour ce faire sur l'enquête qu'elle a co-dirigée en 2015-2016 pour le compte du MOTif dans le cadre de l’étude nationale sur la condition socio-économique des auteurs. 

Si par le passé la notion d’auteur s’identifiait à celle d’écrivain, la diversification des medias a entraîné une extension de cette notion, qui acquis, en France, une double reconnaissance juridique et sociale. La législation sur le droit d’auteur a en effet progressivement inclus les nouveaux supports audiovisuels (dès la loi de 1957) puis numériques (dans celle de 1985), ainsi que les activités afférentes. Sur le plan social, une loi de 1975 unit le statut d’auteur. Cependant, droit d’auteur et droit social ne reposent pas sur les mêmes critères d’identification, ce qui crée des tensions entre les deux. Ainsi, du point de vue du droit social, l’accès au statut d’auteur-artiste dépend d’un seuil de revenus minimal, or ce n’est pas le cas pour le droit d’auteur[1].

De même, ces deux définitions, juridique et sociale, recouvrent des pratiques et donc des « métiers » très divers, du traditionnel métier d’écrivain, le plus ancien et le plus reconnu socialement, à l’auteur de bande dessinée ou au vidéaste. Néanmoins, la circulation des auteurs entre les media tend à croître, et si au moins depuis Marguerite Duras et Alain Robbe-Grillet, il n’est plus rare de voir des écrivains écrire des scenarii et réaliser des films, on a récemment assisté à l’entrée en littérature d’un chanteur de rap, Gaël Faye. Certes, les écrivains du XIXe siècle n’hésitaient pas à explorer les diverses formes du spectacle vivant, théâtre, musique (l’opéra notamment, mais aussi les lieder), danse. Désormais, la circulation des auteurs entre les media est favorisée par les développements technologiques et la diminution du coût d’entrée à la fois économique et technique pour ceux qui veulent s’aventurer sur des terres inconnues. Elle est également encouragée par la mise en place et la multiplication de dispositifs tels que les festivals et les résidences : propices à l’intermédialité, ils sont centrés sur la personne de l’auteur·e, qui devient acteur de la diffusion de son œuvre et renouvelle ainsi ses modes d’intervention dans l’espace public.

On examinera ici deux évolutions qui contribuent à transformer les conditions d’exercice du métier d’auteur en renouvelant le mode de production et de diffusion des oeuvres : le développement du support numérique d’une part, les nouvelles formes d’intervention des auteur·e·s dans l’espace public de l’autre.

>> Les enjeux du numérique : quel rôle pour les intermédiaires ?

Le numérique ouvre de nouvelles perspectives pour la création, la circulation et la valorisation des œuvres. Mais il bouscule la division du travail de production et d’intermédiation ainsi que les modalités de rétribution qui se sont établies depuis le XIXe siècle pour le livre et l’imprimé.

Concernant la diffusion, le numérique permet, matériellement, de contourner les intermédiaires, qu’il s’agisse des libraires et bibliothécaires, ou même des agents et des éditeurs, comme l’a montré l’expérience menée par Stephen King en 2000. Mais le succès de cette expérience reposait sur le fait que Stephen King était déjà un auteur largement reconnu. Or les intermédiaires jouent un rôle essentiel dans la production de la valeur des œuvres[2].

Concurrencés par de nouveaux types d’intermédiaires comme Amazon qui s’est déclaré éditeur ou Google qui rendait accessibles en ligne les trésors enfermés dans les bibliothèques, les éditeurs se sont empressés d’acquérir, y compris rétrospectivement, les droits numériques sur les œuvres dont ils assurent l’exploitation. En France, les conditions de cette acquisition ont donné lieu à de longues négociations qui ont abouti en mars 2013 à la signature d’un accord-cadre sur l’adaptation du contrat d’édition à l’ère numérique entre le Syndicat national de l’édition et le Conseil Permanent des Écrivains (CPE)[3]. Cependant, le CPE n’a pas obtenu la limitation de la durée de la cession des droits. Par ailleurs, le montant de la rémunération de l’auteur·e en contrepartie de l’exploitation numérique de ses droits n’a pas été fixé. Le CPE a néanmoins demandé que le pourcentage de rémunération des auteur·e·s soit réévalué pour l’édition numérique à hauteur de celui de droits concédés pour le livre papier, indépendamment du prix de vente.

La question de la rémunération des auteur·e·s se pose aussi à propos du prêt en bibliothèque, l’existence d’une version numérique levant toute limitation au prêt simultané du livre à un nombre infini de personnes. Or la défense du droit des auteurs par leurs représentants intervient dans un contexte où la gratuité d’accès aux contenus numériques s’est banalisée parmi les utilisateurs du web, et fait même l’objet d’une revendication par les défenseurs du droit des usagers et les militants du copyleft. Faisant écho à cette revendication, le projet déposé par la députée du Parti Pirate, Julia Réda, auprès du Parlement européen, vise à réviser la directive 2001/29 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information et à harmoniser les législations des pays européens. Si ce projet réaffirme en son article 3 la nécessité de rétribuer et de défendre les droits des auteur·e·s face aux risques d’exploitation auxquels elles ou ils sont confronté·e·s, le droit d’auteur y apparaît plutôt comme une entrave à la libre circulation des œuvres, justifiant une série d’exceptions que le projet préconise de rendre obligatoire, notamment celles relatives au domaine éducatif et au prêt du livre numérique en bibliothèque. À quoi s’ajoute la proposition de réduire la durée de protection de 70 ans à 50 ans après la mort de l’auteur∙e au niveau européen. Ce projet a suscité une vive réaction des sociétés d’auteurs françaises, qui ont entrepris de se mobiliser pour en faire renégocier les termes.

Un autre type d’intermédiaire que les possibilités ouvertes par internet ont détrôné de son quasi-monopole du commentaire sur les œuvres est le critique. Mais si les commentaires des lecteurs sur la toile peuvent amplifier de façon spectaculaire la diffusion d’un texte, comme l’a prouvé le cas de Fifty Shades of Gray[4], constituent-ils pour autant un substitut à la critique en matière de production de la valeur symbolique d’une œuvre ? 

Le critère de la rentabilité commerciale imposé au XIXe siècle à la chaîne du livre et à la presse par l’industrialisation de l’imprimerie et le capitalisme d’édition a entraîné une réaction de la part de toute une fraction du monde des lettres, qui en est venue à distinguer la valeur esthétique de la valeur marchande des œuvres[5]. De même, on peut parier qu’un pôle de production culturelle restreinte, composé d’auteur·e·s et d’intermédiaires dotés de capital symbolique, se maintiendra ou se recomposera dans l’avenir. En témoigne d’ores et déjà l’apparition sur internet de sites comme publie.net, librairie en ligne, et de l’expérience du Tiers Livre, qui rassemble plus de 5000 billets et chroniques, livres recomposés pour le web et œuvres expérimentales, deux initiatives lancées et animées par François Bon. Elles donnent aussi à voir les innovations formelles rendues possibles par le support numérique, en terme de disposition spatiale et de multimédia. 

>> L’essor de l’offre d’intervention dans l’espace public

La deuxième évolution significative concerne la diversification de l’offre d’intervention dans l’espace public, avec l’essor des manifestations littéraires, salons, festivals, lectures à haute voix, rencontres-débats autour de l’œuvre, depuis les années 1990[6]. S’il contribue à la reconnaissance symbolique des auteur·e·s, cet essor a soulevé la question de leur rémunération, laquelle était loin d’être assurée en France où, à la différence des États-Unis, du Royaume-Uni ou de l’Allemagne, ces interventions étaient considérées comme relevant de l’activité promotionnelle. Dès 1998, une circulaire, révisée en complétée en 2011, prévoyait qu’une partie de ces activités alors définies comme « accessoires » – par exemple, la lecture à voix haute, ou les performances – pourraient être rétribuées en droits d’auteur dans la mesure où elles étaient assimilées à une activité de création, le périmètre de ces activités variant entre les affiliés et les assujettis à l’AGESSA[7].

Dans les années 2000, les instances représentatives de la profession et certaines manifestations littéraires organisées en association (RELIEF) se sont mobilisées pour que la rémunération des auteur·e·s soit généralisée. Ce principe a été adopté par les collectivités territoriales et plus récemment par le Centre national du Livre qui, à l’instar de la SOFIA, conditionnent désormais les financements alloués à ces manifestations à la rétribution des auteur·e·s invité·e·s. Si elle est encore loin de se pratiquer partout, la rémunération offre aux auteur·e·s de nouvelle source de revenus, participant de plus en plus, pour nombre d’entre elles et eux, des conditions matérielle d’exercice du métier, dans un contexte de précarisation dû à la crise de l’édition et aux mesures d’austérité.

Parallèlement, le développement des résidences d’auteur et d’artistes subventionnées par l’État et par les collectivités territoriales offre également de nouvelles ressources pour la création. Leur conception a évolué d’un séjour de création à une série d’interventions dans un espace donné, sans hébergement, un équilibre étant recherché – mais pas toujours trouvé  entre le temps consacré au projet artistique lui-même et celui dédié à l’animation culturelle.

Par-delà la question matérielle, qui participe de la reconnaissance professionnelle des auteur·e·s, ces dispositifs modifient l’activité de création elle-même, en ouvrant de nouvelles opportunités telle que l’intermédialité, fortement encouragée dans le cadre des manifestations littéraires, et qui conduit à des collaborations artistiques entre écrivain·e·s et musiciens ou chorégraphes, par exemple, ainsi que de nouvelles modalités d’intervention dans l’espace public, à travers des lieux comme les écoles, les hôpitaux ou encore les prisons.

 

En conclusion, si les évolutions technologiques et culturelles, ainsi que l’apparition de nouveaux dispositifs favorisant l’intervention des auteurs dans l’espace public, contribuent au renouvellement des formes de la création, les voies de professionnalisation qu’elles ouvrent, à la faveur de l’action concertée des sociétés d’auteurs et de l’État, n’excluent pas un risque de déprofessionnalisation, par leur assignation à un rôle de pourvoyeurs de contenus ou d’animateurs culturels[8].

Gisèle Sapiro, directrice d'études à l'EHESS et directrice de recherche au CNRS, 
Juin 2017



[1] Voir sur ce point Stéphanie Le Cam, L’Auteur professionnel. Entre droit d’auteur et droit social, Paris, LexisNexis, 2014.

[2] Pierre Bourdieu, « La production de la croyance [contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, 1977, p. 3-43.

[3] Alain Absire, Christophe Caron, Agnès Fruman, Nicolas Georges, Vincent Montagne, Marie Sellier, Le Nouveau Contrat d’édition à l’ère du numérique, rencontre organisée par la SOFIA le 5 février 2015 à la Maison de la Poésie, SOFIA, 2015.

[4] Eva Illouz, Hard romance. Cinquante nuances de Grey et nous, trad. fr., Paris, Seuil, 2014.

[5] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

[6] S’observant dans toutes les régions, cet essor est très significatif en Île-de-France qui concentre le plus grand nombre d’institutions et de producteurs culturels : en 2014, 132 manifestations ont été recensées par le MOTif, Livre en scènes, novembre 2014

[7] Les ateliers d’écriture ne sont par exemple pris en compte comme activité artistique que pour les premiers, et ne peuvent être rémunérés en droits d’auteur que dans une certaine limite.

[8] Par ailleurs, les acquis sociaux dont ont bénéficié les auteur·e·s en France depuis la loi de 1975 peuvent se trouver menacés par les mesures d’austérité et la mise en œuvre du New Public Management.

Terreur Graphique -

 

Gisèle Sapiro est directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, membre du Centre européen de sociologie et de science politique et du Laboratoire d’excellence TEPSIS. Spécialiste de sociologie des intellectuels, de la littérature et de la traduction, elle est l’auteure de La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999, rééd. 2006), La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France XIXe -XXIe siècle (Seuil 2011) et La Sociologie de la littérature (La Découverte, 2014). Elle a également codirigé : Pour une histoire des sciences sociales (Fayard, 2004), Pierre Bourdieu, sociologue (Fayard, 2004), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation (CNRS Éditions, 2008) ; Les Contradictions de la globalisation éditoriale (Nouveau Monde, 2009) ; L’Espace intellectuel en Europe (La Découverte, 2009) ; Traduire la littérature et les sciences humaines : conditions et obstacles (DEPS, 2012) ; Sciences humaines en traduction : le livre français aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Argentine (Institut français-CESSP, 2014). Elle a codirigé le numéro 206-207 des Actes de la recherche en sciences sociales « La culture entre rationalisation et mondialisation ». Elle coordonne le projet européen INTERCO-SSH.