Dossier # 37 - Lumière sur... trois projets de résidence au cœur des écologies

Parmi les projets d’auteurs et d’autrices en compagnonnage avec une structure de Centre-Val de Loire soutenus et accompagnés par Ciclic, l’envie de mettre les questions écologiques au cœur de ces démarches de création impliquant les habitants, revient de plus en plus. Dans des formes différentes, ces projets questionnent artistiquement, littérairement, nos rapports au territoire et à l’environnement. Ciclic a proposé à Christophe Meunier, géographe, spécialiste de l’album jeunesse, de mettre en perspective trois démarches singulières ayant en commun cette attention aux enjeux environnementaux  : celles de Sarah Cheveau, autrice-illustratrice associée entre septembre et janvier au réseau des bibliothèques de Blois-Agglopolys, Claire Lecoeuvre, autrice jeunesse accueillie en résidence par l’association Livre passerelle jusqu’en mars 2022, et Marin Schaffner, auteur et traducteur, directeur de collection aux éditions Wildproject, associé à la commune de Bou (45) jusqu’en juin.

■ AU CŒUR DES ÉCOLOGIES… Réveiller les consciences

par Christophe Meunier 

Ciclic Centre-Val de Loire soutient et accompagne depuis plusieurs mois trois projets d'auteurs, en résidence dans la région Centre. Sarah Cheveau, illustratrice, Claire Lecoeuvre, auteure de documentaires pour enfants et Marin Schaffner, écrivain. Tous les trois ont mené, à côté de leur travail personnel, des actions auprès d’enfants, d’adolescents et d’adultes autour de l’écologie. Tous les trois, dans différentes régions du Val de Loire, ont conduit des projets. Claire Lecoeuvre dans la campagne tourangelle, Sarah Cheveau dans l’aire urbaine blésoise et Marin Schaffner dans le périurbain orléanais. Tous les trois ont la trentaine, impliqués à différents niveaux et attentifs à l’environnement, à sa protection et sensibles à une écologie relationnelle[1] qui lierait l’aspect environnemental au social et au mental. Ainsi leurs travaux ont tout à voir avec l’écosophie défendue par Félix Guattari en 1989 dans Les Trois écologies.

Après être allé à leur rencontre, mon intention est de réunir leurs projets dans un même article, de livrer une relecture des penseurs de cette écologie sociale et politique à l’instar d’Ivan Illich ou Isabelle Stengers, des noms qui sont souvent revenus dans le cours de nos entretiens. J’espère pouvoir vous faire partager le côté passionnant de nos échanges qui ont imposé à nos artistes un recul sur leurs travaux en région Centre-Val de Loire et sur leurs propres parcours.

  

1. La « politesse des pieds » 

Dans l’Atlas des géographes d’Orbae, François Place parle d’un peuple imaginaire, les Zizotls, qui ont ce qu’il nomme « une sorte de politesse des pieds ». Il écrit :

« Chez les Zizotls, il n’existait pas d’autre carte que la trace des pas. C’était leur paraphe et leur page d’écriture. Ils dessinaient leurs empreintes comme des petites plantes successives et jugeaient un homme à la discrétion de son passage, à l’élégance de son chemin. Ils pensaient qu’il fallait effleurer la terre et laisser derrière soi un jardin[2] » (Place, 203).

Cette politesse des pieds, c’est en quelque sorte le contrat implicite que Sarah Cheveau a voulu établir au sein de son travail en résidence. L’autrice a entrepris de travailler sur une promenade à travers les lieux du quotidien dans lesquels la nature est toujours présente. Son livre en préparation veut être une sorte de témoignage de l’omniprésence de la nature dans nos vies et de l’étroitesse des liens qui nous tiennent rapprochés d’elle. Lors de ces promenades, jamais nature et culture ne se trouvent distinguées, opposées. Bien au contraire, elles incitent à une réconciliation par le sensible. Elles sont source d’inspiration, d’impressions et d’expressions. Elles viennent toucher la psyche de chacun, qui, chez les psychologues, englobe toutes les manifestations mentales conscientes ou inconscientes. Pour Félix Guattari, au plus profond de l’écosophie, il y a cette écologie mentale à mettre en œuvre qui consiste à placer chaque individu en harmonie avec son environnement. L’illustratrice, dans sa quête perpétuelle de la forme de l’album, a choisi de réaliser ses dessins au fusain. Cet instrument est à la fois extrêmement tactile, sensible à la moindre pression de la main et fragile. Le trait, à la manière des traces laissées par les Zizotls, s’estompe et s’efface avec le temps. Sarah Cheveau fabrique elle-même ses propres fusains, en brûlant diverses essences d’arbres, se créant ainsi un nuancier des bruns les plus clairs aux noirs les plus intenses. Sarah Cheveau met ainsi son art au service d’une écologie du sensible et du mental.

Dans ses ouvrages précédents, Claire Lecoeuvre a également travaillé, elle aussi, sur le sensible et ce lien spécial qui nous unit à la Terre. Ainsi écrivait-elle dans Les Milieux naturels se rebellent, en 2018 : « L’homme façonne le monde sans cesse à l’image de ses besoins. La nature, elle, souhaiterait qu’on l’entende[3] ». Quant à Marin Schaffner, à Bou, village de l’Orléanais, en guise de premiers contacts avec les 950 habitants, il organise un chantier collaboratif : la construction d’une yourte. Cette construction légère, sans emprise au sol, faite à partir de matériaux locaux, non énergivore est encore un exemple de cette politesse des pieds qui met l’humain en harmonie avec la nature.

                                                                                       

2. Notre sol commun 

À Bou, le projet de Marin Schaffner est de travailler avec les élus et les habitants pour imaginer le village en 2040. Il s’agit d’une commune située à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Orléans, dont une liste citoyenne a pris la tête aux dernières élections municipales de 2020. Cercles de paroles, promenades à la découverte du Bou d’hier et d’aujourd’hui, sensibilisation aux enjeux écologiques sous la forme de brochures : tout un ensemble d’actions a été réalisé avec des Boumiens de tous les âges, dont les 90 élèves de l’école communale. L’action de Marin Schaffner s’inscrit pleinement dans les idées de l’écologie sociale, mais aussi du biorégionalisme. Comme l’écrivait le biorégionaliste Peter Berg en 1986 : « le lieu dans lequel vous vivez est vivant, et vous faites partie de sa vie. Quelles sont alors vos obligations à son sujet, quelle est votre responsabilité vis-à-vis du fait que ce lieu vous accueille et vous nourrit ? Qu’est-ce que vous allez faire concrètement pour lui rendre la pareille ?[4] » En ce sens, le projet mené à Bou est donc avant tout un projet de « réhabitation ».

Avec les élèves de deux classes de CP de Blois, l’une de centre-ville et l’autre de REP+, Sarah Cheveau entend également conduire les élèves vers la réhabitation de leur environnement proche. Elle organise des promenades dans les parcs voisins des écoles, éveille les enfants à la nature présente. Lors d’une première exploration, les élèves ont été invités à ramasser ce qu’ils trouvaient, ce qu’ils voulaient conserver de cette première balade. Ils ont également sélectionnés des branches pour fabriquer des fusains, avec lesquels, sur de grandes fresques murales ou des feuilles volantes, ils ont  représenté ces divers objets glanés lors de leurs explorations urbaines. « À cet âge, ils abordent l’écriture comme le dessin », dit-elle. Les enfants racontent leur expérience sensible, ils donnent leurs impressions sur les lieux urbains du quotidien où la nature est partout présente. Cette expérience a été ensuite livrée au public dans une exposition présentée à la Médiathèque Maurice Genevois de Blois.

De son côté, Claire Lecoeuvre, avec deux classes de 6e et de 5e du collège Roger-Jahan à Descartes et du collège Jules-Michelet à Tours mène un travail d’écriture qui demande à ces pré-adolescents de s’interroger sur le lien entre notre mode de vie et l’écologie. Là encore, des cercles de discussion sont organisés au sein du collège. L’agriculture, les transports et l’habitat sont au cœur des débats. Les élèves questionnent, donnent leur avis, échangent, écoutent, participent à l’élaboration de réflexions plus mûries grâce aux apports scientifiques de notre auteure/journaliste. Le fruit de ces rencontres doit aboutir à la réalisation de livres illustrés sous la forme des livres dont vous êtes le héros, collection parue dans les années 1980 chez Gallimard Jeunesse. « Réfléchir ensemble à ce monde de demain est un moyen de le rendre plus enviable, plus accessible et permet évidemment aussi de donner des idées d’actions concrètes. Le travail en lien avec les scolaires aurait donc deux facettes : l’une de réflexion basée sur un travail plutôt journalistique, l’autre sur la création d’un monde utopique », écrit-elle dans son projet de résidence.

Chacun à leur manière, nos artistes montrent comment les problèmes d’inégalité, de solidarité et de justice, rebattent « les cartes autour de cette question complexe de l’habitabilité de la Terre[5] ».

 

3. Réveiller les esprits 

Le travail de Claire Lecoeuvre avec les élèves de Descartes est une partie de son propre travail d’écriture dont la forme s’inspire de l’exercice de style oulipien[6] proposé par Raymond Queneau en 1967, à travers Un conte à votre façon. L’histoire des trois petits pois. Ce texte hypertextuel d’écriture combinatoire propose au lecteur un système de renvois lui permettant de passer d’un lien à un autre selon des chemins préétablis ou élaborés lors de la construction de la trame de l’histoire. Avec ce même procédé d’écriture, Claire Lecoeuvre entend rendre le lecteur actif. « En fonction de ses choix, [il] orientera, influencera, changera l’avenir », écrit-elle. En créant un outil qui renforce l’autonomie et accroît la capacité d’action, elle cherche à œuvrer pour ce qu’Ivan Illich appelait une « société conviviale ». On peut ainsi imaginer une écologie fondée sur la « sobriété volontaire », telle que l’imaginait André Gorz[7] au début des années 1990, dans laquelle, on prend conscience que la surconsommation des uns peut entraîner les autres à la misère. Clairement, il s’agit dans cet ouvrage futur de réveiller les esprits.

Il n’en va pas autrement dans le travail de Marin Schaffner à Bou. Son travail personnel sera, en fait, un ouvrage collectif, mosaïque de récits et de témoignages sélectionnés au sein du bassin versant de la Loire[8]. Autour des problèmes posés par l’eau, de sa raréfaction, de sa pollution, des risques de décisions descendantes, Marin Schaffner imagine, à la suite des militants radicaux Peter Berg et Judy Goldhaft au début des années 1970, une biorégion du bassin versant de la Loire. Une biorégion est « un territoire terrestre et aquatique dont les limites ne sont pas définies par des frontières politiques, mais par les limites géographiques des communautés humaines et des systèmes écologiques[9] ». À la manière de Cascadia, la biorégion créée par les bio régionalistes américains Berg et Goldhaft dans les années 1970, s’étendant de l’Alaska à la Californie du Nord, Marin Schaffner imagine Ligéria, une biorégion qui s’étirerait le long de la Loire et de ses affluents, où le pouvoir politique s’appuierait sur la démocratie directe et serait confié à une confédération de communes du bassin versant, seules habilitées à répondre, par exemple, à la question de la gestion de l’eau dans son aire d’influence, selon des principes de solidarité amont-aval.

Le travail de Marin Schaffner s’est construit autour de sa résidence à Bou, épicentre de sa réflexion générale sur le bassin versant de la Loire. Il y fait se rencontrer diverses associations de Bou, de la région Centre-Val de Loire et du bassin-versant. C’est ainsi qu’il a prévu de se relier à l’action de NatExplorers, une coopérative de biologistes qui a décidé de mettre la Loire à l’honneur dans un projet de recherche-action-création intitulé « Loire Sentinelle ». Il s’agit d’organiser une descente intégrale du fleuve, d’abord à pied puis en canoë, entre mai et juillet 2022. Tout au long du cours du fleuve, scientifiques et passionnés feront des prélèvements d’« ADN environnemental » et de microplastiques. Les escales seront aussi l’occasion de moments de convivialité et de sensibilisation avec la population. Les 4 et 5 juin, l’expédition s’arrêtera à Bou dans le cadre du festival de fin de résidence, « Réveiller les esprits de la Loire ». Assemblée populaire locale, rituel autour d’une espèce totem et nombreux événements artistiques et festifs réuniront habitants de Bou, de la Loire et d’ailleurs.

Comme on peut le constater, CICLIC voit en 2022 l’écologie se diffuser au cœur de projets de création très différents. 2022 fête également les 60 ans de la sortie du livre événement de Rachel Carson, Printemps silencieux, considéré comme l’ouvrage qui a lancé le mouvement écologiste dans le monde occidental. Les travaux de nos trois artistes, tant personnels que collectifs, s’apprêtent à fêter dignement cet anniversaire.


[1] Philippe Descola, « Pourquoi la ZAD recompose des mondes » dans M. Schaffner (dir.), Un sol commun. Lutter, habiter, penser. Wildproject, 2021, p.153.
[2] François Place, Atlas des géographes d’Orbae, Gallimard/Casterman, 2015, p.203.
[3] Claire Lecoeuvre, Christophe Merlin, Les Milieux naturels se rebellent, Actes Sud Junior, 2018
[4] Cité dans Qu’est-ce qu’une biorégion ?, Mathias Rollot & Marin Schaffner, Wildproject, 2021, p.31.
[5] Philippe Descola, op. cit., p. 154.
[6] OuLiPo  (Ouvroir de littérature potentielle) : mouvement littéraire initié par Raymond Queneau posant comme principe l’écriture à contraintes.
[7] André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, Galilée, 1991.
[8] Marin Schaffner est notamment le co-auteur, avec Mathias Rollot et François Guerroué, d'une anthologie des bassins-versants, Les Veines de la terre, Wildproject, 2021. 
[9] Global Diversity Strategy, 1992, cité dans M. Rollot & M. Schaffner, Qu’est-ce qu’une biorégion ?,  Wildproject, 2021, p. 62.

Christophe Meunier est géographe, spécialiste de l'album jeunesse et animateur du blog Les territoires de l'album 

► Sarah Cheveau, autrice associée au réseau des bibliothèques de Blois-Agglopolys
De début septembre 2021 à fin janvier 2022, à Blois, les bibliothèques d'Agglopolys accueillent Sarah Cheveau en tant qu'autrice associée. Cinq mois qui permettent à l'autrice-illustratrice de se consacrer à la création de son prochain album jeunesse, qui prend vie suite à une série d'ateliers avec des enfants de 5 à 7 ans, autour du double thème forêt/fusain.

Née dans le Loir-et-Cher en 1986, Sarah CHEVEAU rejoint la Belgique à 18 ans où elle obtient un master en illustration, gravure et vidéo à l’Erg (Ecole de recherche graphique) puis l’agrégation. Enseignante d’art en secondaire pendant 6 ans, elle est membre active du collectif d’illustrateurs «Cuistax» qui auto-édite un fanzine pour enfants. Aujourd’hui Sarah est illustratrice et auteure à plein temps et garde un lien étroit avec la pédagogie en animant de nombreux ateliers artistiques. Elle écrit ses albums au cœur de ses ateliers et activités quotidiennes par l’interaction directe avec les enfants. 

 

Claire Lecoeuvre en résidence à Tours avec Livre passerelle
Entre juin 2021 et février 2022, l’association Livre Passerelle (Tours), accueille en résidence l’autrice jeunesse Claire Lecoeuvre. Journaliste scientifique, autrice de documentaire, elle rencontre pendant cette résidence des jeunes dans différents lieux du territoire et discute avec eux des choix écologiques qui se présentent à nous, du monde dans lequel nous vivrons d’ici une trentaine d’année. Elle conçoit ainsi son projet d’écriture de docu-fiction, à la façon des livres dont vous êtes le héros.

Ancienne botaniste, Claire Lecœuvre a à cœur de parler de la nature. Journaliste scientifique, elle est passionnée par les mots et elle aime inventer de nouvelles façons de raconter. C’est en 2016 qu’elle se lance dans l’aventure de la littérature jeunesse. Aujourd’hui, elle partage son temps d’écriture entre la presse et de nouveaux projets pour les enfants.

 

► Marin Schaffner, auteur associé à la commune de Bou
De septembre 2021 à mai 2022, la commune de Bou (45) accueille l'auteur et traducteur Marin Schaffner, pour un projet d'écriture intitulé "Tous les lits de La Loire – une enquête de bassin-versant", un livre-enquête sur le bassin-versant de La Loire. Durant ces huit mois, il partage son temps entre écriture et rencontres avec les habitants.

Marin Schaffner, ethnologue de formation, est auteur, traducteur et éditeur. Il a cofondé en 2019 l’association pour l’Écologie du Livre, ainsi que la collection de poche Petite bibliothèque d’écologie populaire aux éditions Wildproject. Il anime de nombreux ateliers d’écriture et fait de l’éducation populaire aux sciences sociales.