"Situer" : texte liminaire des restitutions

0. Avant-propos  

Chaque fois que je m’apprête à rentrer à la maison, dans les dernières centaines de mètres, et même et surtout si après un séjour dans une autre contrée j’ai hâte de retrouver mes pénates, j’ai un petit pincement au cœur, de me dire « l’aventure est finie », « les horizons terminés », « abolie la manière de méditation solitaire et transitoire, passagère... et depuis chaque étape abandonnée, il y a toujours déchirement.

Le seul pansement qui m’est alors utile est la musique. Quand je rentre à la maison, je mets la musique, des paysages sans cardinal ni ancre alors, l’unique maison dans le voyage, l’unique voyage dans la maison.

C’est peut-être la raison essentielle pour laquelle j’ai initié une série de textes brefs sur les régions naturelles, ou terroirs. Plus qu’un simple relevé de végétation, dont je serais coutumier, autre qu’une photographie, dont je ne suis guère expert, et à part les annotations fébriles des cartes postales, c’est la fiction qui me semble être le moyen le plus juste, c’est-à-dire le plus humain, en vérité, de rendre-compte de ces petits territoires.

Venus d’un Guide des pays de France, de Frédéric Ziégerman, utilisés par plusieurs d’entre nous à divers niveaux, ils sont un peu moins de 500 en France.

De petits territoires, généralement plus vastes que la commune, généralement plus restreints que le département, d’ailleurs indifférents le plus souvent aux frontières politiques et administratives, et familiers à chacun, du moins à leurs habitants, et aux voisins dont ils se démarquent et qui s’en démarquent en retour. Haut-Jura, Corbières, Flandre, Levézou, Tricastin, Trégor, Astarac, Puisaye, Médoc, Queyras, Sundgau… chacun se les représente « à peu près » et certains d’entre nous se les approprient, les connaissent, les habitent. Moi je les traverse, les parcours.

Pour mon travail, je suis amené souvent à visiter des contrées reculées, ou moins, aux « quatre coins de l’hexagone », et pour en garder une trace, un souvenir, j’ai pris l’habitude d’inventer des histoires relatives à tel paysage, telle cuisine, tel accent, tel nom, tel monument, tel évènement, telle œuvre, telle personne... que j’y ai trouvés.

J’intitule cette suite Résidences.

Pour moi chaque terroir est comme un palimpseste, la coïncidence de strates superposées : climat, géologie, pédologie, végétations, agriculture, architecture, société (langue, cuisine, structures familiales)… La fiction en serait le rendu à la fois subjectif et, si j’ose dire, climacique (carrés de carrés).

1. Situer. Le Centre

Voilà.

J’ai achevé mon tour du Centre. Je suis resté un peu moins d’un mois sur le terrain, parcourant approximativement 5000 kilomètres, en train, en voiture ou à pied, dans les six départements et dans seize des vingt-et-un terroirs de la région ; j’ai habité plus particulièrement dans six d’entre eux : Brenne, Berry, Touraine, Perche, Chinonais, Beauce, mais ai écrit sur dix d’entre eux, les nouveaux, que j’ai croisés ou traversés à cette occasion, étant le Richelais, le pays Fort, la Gâtine de Lôches, et le Thymerais.

Situer !

Situer... le Centre en France, si tant est qu’on puisse accorder un tant soit peu d’attention aux régions nées de la décentralisation et devenues aujourd’hui un fort enjeu politique territorial, l’ « acte III de la décentralisation » du précédent gouvernement n’y étant pas pour rien, situer le Centre en France, disais-je, situer le centre de la France, ce pouvait être, au départ, une mince affaire. Une formalité.

Or si le centre de la France est bel et bien en région Centre, précisément soi-disant dans le Cher, sur la commune de Bruère-Allichamp, pour la précision, cette commune se trouve plutôt en périphérie du département comme de la région elle-même. Voilà, c’est l’une des vraies questions de ce travail : la frontière et la périphérie, respectivement au chef-lieu et au centre.

La région centre n’est pas au centre, mais légèrement inclinée vers l’ouest, située dans l’ouest de la France, si le chef-lieu principal du pays, d’ailleurs dans l’axe de Bruère-Allichamps, est bien Paris. Cœur ainsi légèrement déportée à gauche sur la carte, si une carte voulait refléter une réalité, en serait donc le reflet, la droite devenant la gauche.

Situer les départements dans la région n’est pas non plus une chose aisée : ces départements se confondent, se mélangent, dans leur nom même, comme dans cette espèce de marabout chaotique, de dorica castra hoquetante, d’anadiplose inversée, au moins à l’oreille : Cher, Loir-et Cher, Eure-et-Loir, Indre-et-Loire, Indre, Loiret1.

Situer les terroirs n’est pas nom plus chose évidente, une fois qu’on a déposé le val de Loire, et ses versions d’Orléans, de Blois et de Tours (songeons qu’il y a aussi un val de Loire à Roanne ou Nevers, à Saumur ou à Nantes), d’autant que les antiques provinces d’Ancien régime se confondent avec eux : Orléanais, Touraine et Berry.

Bref, la question était donc de trouver l’assiette juste, l’équilibre, au sein d’un territoire plus vaste qui serait le territoire national, c’est-à-dire de fixer des limites et de fixer des pôles. Y avait-il une identité à tous ces espaces, et à l’espace que ces espaces formaient ? On avait l’impression qu’une fois délimités la Normandie, la Bretagne, le Poitou, le massif Central et la région parisienne, restait une pièce sans nom, sans identité, sans véritable patois ni véritable cuisine : le Centre. Je me suis demandé une fois si en faisant le tour du centre on faisait le tour de la France ?

Le revers était également que tous ces terroirs étaient limitrophes, et qu’on pouvait soupçonner, plutôt que des frontières franches, un continuum de paysages. L’écriture, discriminante, en serait disqualifiée.

2. Les textes de Situer

Six à dix régions naturelles, donc. Nous avons peiné à nous déplacer dans les six départements, mais des trajets latéraux nous ont toutefois permis de visiter le Val de Loire d’Orléans et la Sologne.

Du fait de la proximité de ces terroirs, de la structure même de la résidence, et de son inscription régionale, les fictions se sont retrouvées à faire écho l’une à l’autre, et toute la difficulté était de préserver cet écho tout en maintenant la distance nécessaire à caractériser chaque texte individuellement.

Le sujet pourrait être le passage d’une région naturelle, aussi bien dans sa géographie que dans le temps. J’ai d’abord pensé à ‘affecter’ une époque différente à chacun, mais cela m’a semblé trop artificiel ; j’ai gardé en revanche une espèce d’écho, dans chaque texte, à une ‘ère’ historique : le Moyen-Âge à Chartres, la Renaissance à Bourges, l’âge classique et la Révolution à Chinon, l’ère industrielle dans le Perche, la deuxième guerre mondiale à Tours et l’époque contemporaine dans la Brenne. Ceci n’étant pas dispensé du quotidien voire du vulgaire propre à chacune de ces époques.

Ce sont six histoires indépendantes, reliées seulement par la géographie… mais une lecture transverse peut éventuellement se faire, qui engloberait toutes les fictions.

Je la décris dans ses grandes lignes, donnant ici une exégèse beaucoup plus explicite que ce qu’il se peut lire directement dans le texte. C’est en somme une proposition, un itinéraire, et d’autres sont possibles. C’est même presque plutôt un contexte, un ensemble de paysages communs, répété à des lustres de distance.

Un chercheur scrute, aujourd’hui, en Beauce, les reliques de la forêt des Carnutes : il découvre alors quelques lignes écrites, évoquant confusément la querelle entre réalistes et idéalistes, propre à l’école, médiévale, de Chartres. Cette question est encore au cœur des réflexions d’un voyageur, sans doute aisé et cultivé, en visite chez son oncle, un duc du Chinonais, et qui découvre pour la première fois, hagard, les romans de Rabelais ; nous sommes quelques décennies avant la Révolution française mais, un siècle plus tôt, d’autres soubresauts sociaux, des jacqueries, se déroulent du côté de Bourges, dans le Berry, où un intellectuel, justement au temps de Rabelais, s’enferme dans une cabane du marais et dans la détestation des gens du peuple, qui se font de plus en plus bruyants – tandis que sa servante, paysanne berrichonne simple et muette, l’écoute sans comprendre. S’ensuivent les témoignages d’un couple de paysans du Perche, qui évoquent l’arrivée du train, la mécanisation, le remembrement, avec pour risque la transformation radicale, voire la disparition, de leur paysage.Cette transformation est également le fait d’un jeune fonctionnaire tourangeau qui travaille à une rénovation radicale de la ville, tandis que l’un de ses amis, attaché parlementaire, tombe sur la preuve d’un attentat imminent sur la personne d’un haut personnage de l’état en visite en Touraine… Enfin, dans la Brenne, on suit le destin d’un anonyme qui, à l’heure du désenchantement du monde et de sa globalisation, entrouvre les portes d’ l’Autre Monde ; mais comment interpréter les signes ?

 

3. Fonds narratif

Ce ne sont évidemment là que quelques éléments épars, qui vont sans doute se caler, se répondre, travailler entre eux, avec le temps… Les autres terroirs évoqués viendront peut-être s’ajouter à cette trame.

Au moins deux thèmes sont communs entre ces récits épars et mystérieux : en filigrane, on comprend la dualité qu’il y a entre lire et écrire, entre la frontière et le centre, entre le dit et le non-dit, entre le bien et le mal, entre le peuple et le pouvoir… en l’occurrence, c’est l’histoire de la Fausse Jeanne, ou Jeanne des Armoises, qui est tout au long secrètement distillée, laquelle incarne justement le pont entre les membres de ces dichotomies, avec, et c’est le deuxième thème, l’idée que cette région à l’identité floue a paradoxalement toujours été au cœur des ambitions et des tribulations du pouvoir, i.e. surtout et après tout, de la souveraineté.

Mais il ne faut pas sous-estimer le lien avec mes propres déambulations sur le territoire. Un peu au centre, un peu en périphérie (pour en vérifier non tant les contours que le « milieu »), un peu en ville un peu à la campagne, un peu dans la nature, un peu dans la culture, et qui ont nourri mon regard, alors de l’instant, de l’occasion, de l’instant décisif du kairos, et par percolation, mes textes.

Il n’est pas dit que ceux-ci rendent compte fidèlement de la région où ils sont nés, mais il n’est pas dit non plus que pour éloigné que semble être l’intrigue ou les personnages qui portent les évènements, ils en soient totalement indemnes.

Ils sont aussi le fruit des histoires et des rencontres de tous les habitants que j’ai eu la chance de croiser, et que je tiens à remercier ici.

Enfin chaque terroir a propulsé une réflexion sur la région naturelle, le territoire et l’habiter le territoire, qui nourrit alors le dispositif général des Résidences, et qu’on pourrait énumérer de la sorte (dans l’ordre chronologique).

  • Brenne : la notion de vivant, et de fait la notion de frontière comme la notion de mort (le même et l’autre) ;

  • Berry : le rapport ville campagne, et l’entre-deux, avec un retour sur la traditionnelle distinction urbs-saltus-ager-silva ;

  • Touraine : le territoire administratif, politique et écologique : ici c’est le poids de l’histoire qui est ressenti, et pour une raison obscure (pour ne pas dire héraclitéenne), la Loire la représente ;

  • Perche : la transformation des territoires c’est-à-dire à la fois leur fragilité et leur statut d’organisme, le tout bien sûr relié par la main de l’homme ;

  • Chinonais : la représentation de la nature et la multiplicité des interprétations possibles, liés à la dualité présente en toute chose ;

  • Beauce : la représentation morale de l’écologie, faisant boucle avec tous les autres. Un territoire historique important, avec une image plutôt négative ; il y a pourtant des gens qui y vivent et qui l’aiment...

 


1Pensons à la Bretagne, ou à (Auvergne-)Rhône-Alpes : on conçoit des réalités différentes déjà dans les noms des départements.