"SITUER" : Le Berry
par Benoît Vincent

Benoît Vincent, au sein du Labo de Ciclic, développe le projet "SITUER", une mise en fiction de six régions naturelles du Centre-Val de Loire : la Beauce, le Berry, la Brenne, le Perche, le Chinonais et la Touraine. L'écrivain et naturaliste propose une cartographie littéraire, une tentative de traduction esthétique de ces territoires naturels emblématiques, une invitation à parcourir, penser et lire nos paysages d'un regard neuf. Il nous livre ici un extrait de son travail en cours...

Rien d’impossible [18.1 – Champagne berrichonne – Bourges]

 

Aucune espace de temps à visiter et lire le sourplus
[Alain Chartier] 

En fin de journée, quelques rayons livides sont venus taper sur le verre bosselé de la fenêtre : à cause d’une espèce de lentille qu’en défaut il portait, ils donnaient au mur un aspect velouté, un grain sensuel de peau. Le balai souffle les débris, la poussière, et les guide au dehors, par la porte ouverte. Malgré le petit soleil hivernal, la température est douce et un peu d’air neuf permet d’évacuer le trop-plein de fumée qu’a provoqué la naissance d’un feu.

Car un feu est nécessaire, toutefois.

Une fois la porte refermée, la marmite est posée entre les chenets ornés qu’il faut déplacer avec difficulté. De l’eau, d’abord, sera mise à chauffer sur les belles flammes coriaces qui peu à peu concurrencent les derniers rayons.

Sur la table au centre de la pièce, un lourd panier chargé de légumes qu’il s’agit maintenant d’éplucher. 

*

Auparavant dans la journée, à quelques lieues de là, une barque plate, chargée elle aussi de paniers de légumes, mue à la force du bras par le bâton de la bourde, dans le fil de son élan, vient doucement buter sur la berge de l’îlot où se trouve la cabane. L’homme à la bourde amarre prestement la plate, qui se range dans le courant du coulant. Un autre homme s’aidant de la perche que le premier lui a passée, pose le pied sur la berge. Il ne le salue pas et se dirige directement vers la cabane, sans aucun mot dire, sans regard à quiconque ou quoi que ce soit, et s’y enferme sans bruit. Les amarres dénouées, la plate reprend son chemin et s’enfonce sous un tunnel de saules noirs.

Dans la cabane, la silhouette allume maintenant quatre bougies dont une se trouve sur une petite table également éclairée par une fenêtre sans carreaux. Elle sort d’une besace une liasse de papier, se sert un verre de vin clairet et s’assoie lourdement lassement devant les feuilles, réordonnées. Après avoir feuilleté dans un sens puis dans l’autre, il se penche sur la dernière de ces feuilles, une plume à la main, et se met à écrire.

Il est midi tout plein. Il ne fait pas froid mais l’humidité est déjà là présente (ou pas encore sortie). La silhouette assise frissonne.

Lorsque les derniers feux enrobent d’orangé chacun des objets, cinq ou six heures plus tard, la silhouette qui avait sombré dans le travail d’écriture, se réveille par une humidité plus prononcée. Antoine sera bientôt là, il s’agit de ranger. La plume, le verre et la bouteille vides, et la liasse est de nouveau enfournée dans la besace. Lorsqu’il sort, la silhouette voit arriver comme un spectre le vieil homme à la longue barbe avec un drôle de chapeau. Les brumes qui s’élèvent dans le chien et le loup lui donnent l’aspect d’un sinistre nocher d’âmes. Il n’a pas fini d’amarrer la plate que l’autre est déjà assis. « Allez » est le seul mot qu’il prononce dans tout le jour mourant. 

*

Dans les rues de la ville, à présent mal éclairées de torches de suie, prestement avance la silhouette jusqu’au seuil où rien ne bouge. Des pas modestes sur les pavés. Un menu grattement et la porte s’ouvre. La chaleur le recouvre avec l’odeur un peu écœurante du navet ou de la ravenelle.

Une forme menue l’aide à retirer son caban, puis lorsqu’il a posé sa besace, il s’est assis et la forme menue a porté la grosse miche qu’avec envie il tranche contre la poitrine. Elle s’assoie à la droite de la table et, lui, il épargne le dos et les épaules.

« J’ai aujourd’hui touché du doigt sans frémir les abysses des phénomènes, ma chère Jeanne, j’ai foulé en esprit des terres inconnues. Je me suis assoupi un instant, et quand je m’éveillai, le monde m’est apparu. Plus de coulant, plus de saule, j’étais assis au sommet du monde, et je contemplai avec effroi et sérénité toutes les créatures ramassées dans un bocal. Me sont venues des visions brûlantes, et d’affreux maux de tête, mais le projet que je modèle m’est chaque jour plus clair. Comme un pic débarrassé des brumes au matin, il se découvre sous la chaleur de mes rayons. Je parviens au sommet dans le même temps que je l’embrasse pleinement. C’est comme… c’est comme si je volais. Ah sers-moi donc du fromage, ma bonne Jeanne, de ce petit chèvre qui épaule ce mal vin ».

Jeanne s’exécuta. Muette elle était, muette restait.

Même si elle entendait ses paroles, elle ne comprenait rien à ce que le vieil homme lui racontait. Mais elle aimait sa présence, et surtout quand il n’était pas colère, ou sombre dans sa barbe. Elle posa l’assiette dans le silence revenu, puis elle s’excusa et se retira. Il mâchait le pain et le fromage sans y prendre garde et, s’étant retourné, plantait ses yeux écarquillés sur les flammes de l’enfer.

Elle venait d'une modeste ferme sur quelque terrain de vagues parents ; muette, elle n'était guère utile et, pris d'affection pour sa bonhommie berrichonne, il l'en avait arrachée. Pour cela elle lui était éternellement, follement reconnaissante. Vingt ou trente ans après, ils formaient un couple quelque peu singulier, mais généralement serein. 

*

C’était l’un des jours. Il y en eut d’autres. Des moins gais, des plus fermés. L’époque était à l’incursion. L’époque était à la transgression des frontières. C’était comme si le monde en cours ne suffisait pas, c’était comme une fièvre qui nécessitait un autre monde.

La fièvre est une dépense d’énergie nécessaire, et chaque fièvre nous porte à un nouveau soi. Chaque maladie est une mue, et c’est ainsi, par ces dépôts, ces redditions, que nous avançons vers notre dernière étape.

C’était une époque fiévreuse, qui attendait ou laissait attendre plutôt, alors qu’elle fomentait déjà son état successif, qui prendrait forme dans une chevauchée incroyable par les mers infinies, et trouverait sa fin sous l’enveloppe d’un capitaine hardi ouvrant une brèche dans le paysage, l’agrandissant tout à coup, tout à coup le rendant à nouveau vierge de possession, de saisie.

Les nouvelles étaient parvenues, fatiguées, mais toujours merveilleuses : la guerre faisait rage partout, mais après plusieurs défaites sanglantes, le siège d’Orléans avait marqué une étape décisive, qui se concrétiserait par la victoire de Castillon, au sud. En Orient, la même année, peu avant (mais le temps était long et élastique alors et on ne l’apprit qu’après), Constantinople était tombée, marquant la fin d’un processus ou d’une ère débutée sous Auguste.

En somme le monde était à l’étroit et cherchait nouvelle assiette. 

*

Viendra un temps où l’homme, privé de servitudes, fera chère et voyages, et occupera son loisir à l’élévation. C’était écrit. Il fallait que cela soit, car on n’imaginait pas quelle cheville pourrait faire défaut à l’esprit rationnel et la foi bonne et éternelle. Cela devait être et il faut y travailler, amoindrir la distance nécessaire, abolir les embâcles qui séparent.

Il allait de ville en ville, la plupart du temps, moins pour s’enquérir des nouvelles fraîches, que pour observer ce qu’il trouvait dans les yeux. Il préférait, et de loin, les nouvelles d’un passé qui pouvait être plus ancien que celui de ces maisons de pierre et ces halliers, plus vieilles encore que la mémoire des hommes, plus vieilles peut-être que ce hêtre, cet étang, cet ensemble malcommode.

Généralement, peu l’occupaient les évènements de son temps. Il misait tout sur le futur, moins sur les soldats que sur leurs chefs, pour peu qu’ils remettent enfin leurs travaux vulgaires ou domestiques.

Il écrivait à grands gestes, emporté par la cadence de sa phrase, excité par le raisonnement qu’il plaçait au-dessus de toute société ou confrérie. 

*

Puis il rêva : il rêva d’écrevisses, qui, fuyant l’assec qui avait dénaturé leur maison, cherchaient un nouvel espace plein d’eau. Cette sortie était périlleuse et, dans son rêve, il ressentait la peur et le dénuement qu’impliquait cet hasardeux voyage, à la merci de tous les prédateurs.

*

« Qu’aux gens de peuple, on ne peut se fier ! » hurle-t-il en entrant, furibond, alors que Jeanne est en train de plumer une volaille. « Gredins ! Lascars ! Inconstants comme le temps et indolents comme lui ! » Quelque chose s’était passé, sans doute, mais la pauvre Jeanne ne savait jamais à quoi il se référait exactement.

Elle portait un cœur de moineau dans une tête de chat. Si par habitude elle avait acquis la familiarité du bon maître, elle saisissait les mots les uns après les autres comme les plumes à cet instant : des objets, des choses inertes, et séparées, les unes des autres, irrémédiablement. Parce que c’était là sa tâche. Dans les plumes amassées sur un coin de la même table, elle ne voyait plus de volaille, ou un souvenir de volaille, mais des plumes, simplement des plumes. Elle n’y voyait pas plus d’ailleurs la bourre d’un oreiller ou le possible d’un rôti. C’étaient des plumes, pas même un déchet, et baste.

Le maître s’était assis, boudeur, sur un coin du banc, le menton posé sur sa main ouverte, et songeur. Elle s’approcha et lui prit le bras. « Ma pauvre Jeanne, que sais-tu toi de tous ces évènements ? Que t’en importe ? Que me dirais-tu si savais parler ? Peut-être me raisonnerais-tu ? ».

À cet instant dans la rue des éclats de voix, des bruits de bâtons ou d’outils heurtés aux pavés ou aux murs, résonna. « Le peuple », dit le maître.

Il se leva et se rhabilla. Elle n’eut pas le temps de le saluer. Il se dirigea dans la direction opposée aux vociférations et aux coups. Il descendit vers le marais. Il frappa à la porte du vieille homme barbu. Celui-ci, résigné, s’habilla à son tour, ferma sa lourde porte avec sa lourde clef, lui passa devant et tous deux allèrent jusqu’au coulant où il tenait sa plate.

Il le laissa et c’était dix heures, la cloche, en haut, sonna. Le vieil homme disparut comme au début de l’histoire. Enfermé dans sa cabane, le maître lut un long moment, et recopia même une phrase : D’oultraige et de desordonnance vient murmure, de murmure rumeur et de rumeur division et de division desolation et esclandre. 

*

Dans un demi-sommeil, il ne rêva pas d'écrevisses, mais aux échevins, aux argentiers, aux états généraux, à l’émeute qui grondait. Il rêva aussi à une terre sans hommes, libérée des pestes et des guerres. Il rêva aussi d’un grand incendie, d’un grand incendie qui aurait écorné toute la figure de la ville et de toutes les villes. 

*

 Dans la fin de l’hiver, Jeanne, contractant une mauvaise peste, faiblit puis mourut. Il ne se remit pas de ce départ sans anticipation.

Elle venait de la campagne berrichonne, au pied de la marche. Elle aurait été recueillie par les Cisterciens de Noirlac, son état s’accommodait fort bien de leur ordre, et elle eut coulé une vie paisible, conforme à son tempérament de pommier, son frémissement d’herbes aromatiques. Mais il intervint avant, il pensait peut-être trouver un réservoir pour ses épanchements. Il n’en fut pas tout à fait ainsi.

Retrouvé seul, il s’enferma résolument dans un silence d’anachorète. Il avait saisi qu’il n’était déjà plus de ce monde.

& il savait que le temps mangeait tout.

 



Pour l'écriture de ce texte sur la Champagne berrichonne, Benoît Vincent a séjourné à Bourges du 4 au 7 décembre, en partenariat avec l'association les mille univers qui l'ont accueilli et lui ont offert quelques clés d'accès au territoire.

Benoît Vincent est auteur et naturaliste.

Parmi ses ouvrages, on peut citer Farigoule Bastard (2015), roman de paysage sur la Haute-Provence (prix Jean Follain de prose poétique), et GEnove. Villes épuisées (2017), "autogéographie" autour de la ville de Gênes en Italie, tous deux publiés au Nouvel Attila.

Il développe également une recherche critique avec La littérature inquiète, dont les deux premiers volumes, sur les œuvres de Maurice Blanchot et Pascal Quignard sont parus chez Publie.net en 2008 et 2010 ; un troisième volume sur la littérature contemporaine devrait bientôt voir le jour. Chez le même éditeur, il questionne la contre-culture à travers une série de fictions sur le rock : Local héros (2016), sur Mark Knopfler, et Un de ces jours (2018), sur Pink Floyd.

Il interroge également la représentation de la nature et de la naturalité dans une série de textes critiques sur l'écologie, d'abord dans Bornes (pour la revue remue.net), puis dans le vaste projet Dehors (ouste !), peu à peu mis en ligne.

Il est membre du Général Instin, avec lequel il participe au récit collectif Climax et à la traduction de l'Anthologie de Spoon River d'Edgar Lee Masters.

Il est par ailleurs coresponsable de la revue en ligne Hors-Sol avec Parham Shahrjerdi et directeur de la collection "essais" chez Publie.net ; il propose régulièrement des ateliers d'écriture et intervient depuis 2019 à l'Ecole de la nature et du paysage de Blois sur le thème Écrire & la nature.

De manière générale, il travaille sur l'espace, et plus particulièrement sur la manière dont on occupe un espace, dont on l'habite. Les différents pans de son travail se retrouvent sur son site Ambo(i)lati : http://www.amboilati.org/chantier