À l'occasion du dossier Livre #31 : Lumière sur… les acteurs du livre face à la pandémie découvrez ici le témoignage de Vincent Henry, fondateur-directeur de la maison d’édition La Boîte à bulles (Saint-Avertin / 37)
« Ça ne pouvait pas plus mal tomber. » L’éditeur de bande-dessinées Vincent Henry s’apprêtait à vivre en mai et en juin une sorte d’apogée. Avec un rythme de croisière d’une vingtaine de sorties par an et environ 50 000 exemplaires vendus à l’année, sa maison d’édition La Boîte à bulles envisageait sereinement ce printemps. Un printemps de la maturité. Dans ces cartons notamment : la publication de Beate et Serge Klarsfeld, un combat contre l’oubli signé Pascal Bresson (scénario) et Sylvain Dorange (dessins) ainsi que la parution d’un catalogue de La Boîte à bulles réalisé en collaboration avec Canal BD, principal réseau de librairies indépendantes spécialisées BD. Le confinement est venu tout geler.
Personnellement, ce gel des activités n’a pas changé grand-chose pour Vincent Henry : « J’ai l’habitude de travailler chez moi, j’en ai profité pour rattraper mon terrible retard. Et puis les auteurs ne se sont pas arrêtés de travailler. » Passé par une école de commerce, l’éditeur installé aujourd’hui en Touraine a toujours baigné dans l’univers de la bande-dessinée. Etudiant, il monte un festival de BD avant de travailler pour l’industrie comme directeur d’achat. « J’ai acheté des pièces d’hélicoptères, de trains » raconte-t-il. Mis finalement au placard, il sort par la fenêtre et devient journaliste BD à la fin des années 90.
Quand, au printemps 2003, il propose à deux auteurs de les publier, ces derniers ont tout de suite dit oui. En catimini, il créé alors La Boîte à bulles avec l’envie d’éditer des histoires vraies, fortes, intimes. « Les actionnaires étaient des copains, tout le monde était bénévole et moi je ne me suis pas payé pendant huit ans. Mais je pouvais faire les livres dont j’avais envie. Voir un auteur naître, une œuvre prendre forme, c’est la plus belle chose qu’il soit. » Son rêve ultime ? Ecrire des scénarios. Un rêve qu’il parvient à réaliser dix ans plus tard avec, à ce jour, une demi-douzaine de BD scénarisées. En 2017, il est approché par les Humanoïdes Associés. La maison d’édition lui propose un partenariat pour mutualiser forces et ressources. Les deux maisons sont complémentaires, pas de concurrence entre elles. Un contrat signé entre elles prévoit une intégration progressive et respectueuse des différences entre les maisons d’édition. « Tout est possible, et c’est ça qui me plaît. »
Pour l’heure, c’est tout de même son métier d’éditeur qui est mis à mal par la pandémie. Parce qu’économiquement, ce n’est pas la même histoire. Sans sortie de livres depuis la mi-mars, la situation est compliquée – mais pas catastrophique. L’essentiel de son chiffre d’affaires est parti en fumée durant cette période. Vincent Henry jongle avec les dates de publication : la BD sur les Klarsfeld sortira en septembre, et certains titres sont reportés en 2021. Ses trois salariés ont bénéficié du chômage partiel, et l’éditeur a emprunté 100 000 euros dans le cadre des prêts garantis par l’État. « La Boîte à bulles est une structure hyper saine. Pas un seul découvert depuis sa création. Pas un seul dividende. En 2018, nous avions fait notre meilleur résultat » explique Vincent Henry.
Confinement oblige, l’éditeur a travaillé avec les réseaux sociaux. La Boîte à bulles proposait quotidiennement un livre en accès libre pendant trois jours. Une opération qui a permis à un nouveau public de découvrir un catalogue de qualité. Aujourd’hui, la crise sanitaire invite à repenser le secteur, selon Vincent Henry : « dans la BD, la création française n’est pas encouragée. Il y a davantage d’aide pour la traduction que pour la création, davantage de prix décernés. Il est peut-être temps de privilégier la création. »
[juin 2020, témoignage recueilli par Anne-Sophie Jacques]