La bande dessinée de demain

Pour le quatrième dossier de sa série thématique intitulée Métiers du livre de demain, Ciclic aborde à présent le domaine de la bande dessinée. Entre standardisation et expérimentation, comment la BD de demain va-t-elle s'adapter à la généralisation du numérique ? Laurent Gerbier, enseignant-chercheur en histoire et théorie de la bande dessinée, tente de répondre à cette question en dressant un panorama de l'évolution du 9e art. 

La bande dessinée, un genre que Ciclic soutient via différents dispositifs, aide à la librairie, résidence d'auteur et très prochainement un labo de création consacré à la BD du réel avec Terreur Graphique et son projet Inspirez ! Conspirez !

En 1827, pour divertir les élèves de son pensionnat, Rodolphe Töpffer invente Les Amours de monsieur Vieux Bois, une drôle d’histoire racontée en dessins successifs qu’accompagnent des légendes manuscrites. Les historiens s’accordent désormais pour faire de cette histoire la première bande dessinée. On fêtera dans dix ans les deux siècles de Monsieur Vieux Bois : à quoi ressemblera la bande dessinée au moment de cet anniversaire ? Il y a plusieurs manières de tenter de répondre à cette question.

> Transformations du secteur éditorial 

La bande dessinée constitue aujourd’hui un des secteurs les plus dynamiques de l’édition : dans un marché du livre qui peine à retrouver la croissance, et qui se heurte aux incertitudes du développement du numérique et aux difficultés de la librairie, la bande dessinée affiche une bonne santé constante et prend très régulièrement place dans les dix meilleurs ventes de livres en France. Ce dynamisme ne peut manquer d’attirer l’attention et de susciter l’intérêt des éditeurs classiques : si l’édition de bande dessinée a connu ces vingt dernières années un phénomène de concentration industrielle analogue à celui qui affecte tous les secteurs de la culture, elle a aussi vu arriver dans le jeu de grands éditeurs généralistes, du Seuil à Gallimard en passant par Flammarion.

la bande dessinée, un des secteurs les plus dynamiques de l’édition

Cette attractivité qu’exerce la bande dessinée s’accompagne d’une croissance continue de la production en nombre de titres, croissance qui suscite depuis dix ans l’inquiétude des auteurs, des éditeurs et des libraires : ne s’agit-il pas en réalité d’une crise de surproduction ? La croissance d’ensemble, qui s’accompagne d’une baisse tendancielle des mises en place et des ventes de chaque titre individuel, peut en effet dessiner à terme les contours d’un marché de la bande dessinée de plus en plus noyé sous sa propre masse ; un marché dans lequel les productions peinent à trouver leur place et leur public ; un marché dans lequel la concentration industrielle produit des effets d’appauvrissement et de standardisation des œuvres, chaque succès engendrant ses imitations et ses reprises plus ou moins convaincantes, qui laissent les lecteurs dubitatifs, et qui fragilisent la situation des auteurs.

Cependant, de nouveaux éditeurs ne cessent d’apparaître : en vingt ans, le nombre d’éditeurs a été multiplié par cinq et continue de croître ; or une part très importante de cette augmentation est due à la multiplication des petits éditeurs. Structures alternatives, associatives ou collectives ne cessent d’émerger, témoignant de l’enracinement du mouvement « indépendant » du début des années 1990, dont la vitalité ne se dément pas.

La bande dessinée de demain se construira dans la tension entre ces deux pôles, de sorte qu’une tendance lourde à la standardisation et à l’appauvrissement mécanique des récits se trouvera sans cesse remise en cause par la multiplication des thèmes, des styles et mêmes des formats matériels du livre de bande dessinée. Ce balancier qui voit les « gros » éditeurs se nourrir sans cesse du travail d’expérimentation et d’exploration des « petits » est déjà bien en place depuis vingt ans : il constituera sans nul doute le moteur de la création de bande dessinée dans les années à venir. Reste à savoir si dans ce moteur la singularité et l’inventivité l’emporteront sur une croissance quantitative qui n’est pas toujours synonyme de qualité.

> Nouvelles formes narratives

Si les premières années du XXIe siècle ont été marquées par la crainte d’une véritable « mangalisation » de la bande dessinée, cette crainte s’est désormais dissipée : non, la déferlante manga n’a pas noyé le marché, non, elle n’a pas bouleversé les styles et les formats. En revanche, elle a façonné les goûts et les imaginaires d’une nouvelle génération d’auteurs et de lecteurs qui désormais se nourrissent de tout l’univers des littératures dessinées, des classiques franco-belges aux mangas en passant par les comics anglo-saxons. Les formes d’hybridation entre ces trois « continents » de la bande dessinée ne cessent de se multiplier ; une culture visuelle aux influences variées, qui se nourrit également de l’univers des séries télé aussi bien que des jeux vidéo, constitue désormais le terreau créatif des auteurs aussi bien que la culture médiatique des lecteurs.

transformation du lectorat

Cette évolution se traduira peut-être par une transformation du lectorat : encore majoritairement jeune et masculin, le lectorat de bande dessinée parviendra-t-il à franchir la barre symbolique de la fin de l’adolescence, qui voit systématiquement décroître la pratique culturelle de la bande dessinée ? Et d’autre part, la timide « féminisation » qui s’observe aussi bien du côté des auteures que du côté des lectrices se confirmera-t-elle, et permettra-t-elle d’arracher la bande dessinée à ses automatismes genrés ?

Cette question accompagne celle du contenu même des bandes dessinées de la décennie qui vient : après l’émergence du roman graphique dans les années 1970-1980, puis le développement d’une bande dessinée indépendante et alternative dans les années 1990-2000, de nouvelles formes narratives apparaissent et se structurent ; l’étiquette commune de « bande dessinée du réel » est en train de s’imposer pour les désigner. De quoi s’agit-il ? D’une bande dessinée qui entreprend de raconter le monde en ne passant plus nécessairement par la voie de la fiction : une bande dessinée journalistique, documentaire ou militante, en prise avec les enjeux politiques, sociaux ou environnementaux, déborde désormais des formes traditionnelles pour essaimer dans la presse et dans les revues. Dans le même temps, la bande dessinée se tourne de plus en plus nettement vers la vulgarisation scientifique et la pédagogie : la bande dessinée échappe désormais à la sphère du pur divertissement pour se présenter comme un langage propre à véhiculer des connaissances complexes dans un monde culturel dominé par les langages iconotextuels, des livres aux écrans.

> Le matériel et l’immatériel

C’est peut-être autour des écrans, précisément, que se noue une autre des questions centrales qu’affrontera la bande dessinée de demain : comment va-t-elle s’adapter à la généralisation du numérique ? Cette question générale recouvre en réalité des enjeux particuliers, que l’on peut rassembler autour de deux grandes questions.

Du point de vue de ses enjeux industriels et marchands, la bande dessinée numérique cherche depuis dix ans à définir un modèle économiquement viable pour les auteurs et les éditeurs ; il est de fait qu’elle n’y parvient pas encore, de sorte qu’il serait très hasardeux de prédire l’avènement d’une bande dessinée numérique en « pure player » pour la décennie à venir. En revanche, dans le même temps, les réseaux numériques offrent à la bande dessinée un mode de diffusion nouveau, déjà bien en place, dont témoignent d’une part la multiplication des blogs de bande dessinée (qui depuis quinze ans déjà se sont largement substitués à l’ancienne prépublication en revues), et d’autre part une pratique amateur comme celle du scantrad, qui prend de vitesse la traduction de mangas par les éditeurs officiels via des plateformes collaboratives (et des traductions très fréquemment réalisées en dehors de tout système de droits). Nouveau secteur marchand, ou système de diffusion alternatif ?

Du point de vue de la création, l’enjeu est différent : le numérique offre aux auteurs des outils de travail nouveaux, de la tablette graphique aux logiciels permettant la mise en couleur par ordinateur ; ces outils se répandent mais, paradoxalement, ils ne constituent pas des symptômes d’une « technicisation » ou d’une « professionnalisation » de la création de bande dessinée. Au contraire, en même temps qu’ils se démocratisent et se généralisent, ces instruments techniques offrent à chaque amateur les moyens de s’essayer à la bande dessinée, qui est donc appelée à conserver la simplicité de moyen qui la caractérisait – par contraste avec le cinéma, ou la musique – du temps où le crayon et le papier demeuraient le seul matériel indispensable. Par ailleurs, en même temps que ces instruments se répandent, on observe un retour très fort du goût pour la matérialité du livre : qu’il s’agisse de soigner l’objet concret, le papier, l’impression, la fabrication, ou de revenir à un geste créateur plus proche du geste plasticien que de l’activité du romancier, la bande dessinée de demain restera obstinément un art du livre dans toute sa richesse matérielle.

Cette évolution a aussi un autre enjeu : en effet, la généralisation progressive d’une bande dessinée produite en tout ou en partie sur des instruments numériques est appelée à transformer en profondeur le rapport aux originaux, c’est-à-dire aussi le problème de la patrimonialisation de la bande dessinée.

> Patrimonialisation et légitimation culturelle

Parmi les évolutions qui vont s’affirmer dans les années qui viennent, on peut en effet mentionner un goût de plus en plus prononcé des éditeurs et du public pour les grandes œuvres du patrimoine, qui sont de plus en plus fréquemment (et savamment) rééditées et rendues disponibles. Il y a là bien sûr un enjeu économique (les éditeurs cherchent à valoriser leur fonds), mais aussi un enjeu culturel : il s’agit de rendre vivante la mémoire de la bande dessinée, et de la cultiver. Cette évolution, qui s’accompagne de la multiplication des musées et de la numérisation de leurs collections, est particulièrement intéressante, s’agissant d’un média dont on a longtemps souligné qu’il était « sans mémoire » : désormais, au contraire, cette mémoire semble se construire.

une légitimité culturelle nouvelle

Il y a là les éléments d’une légitimité culturelle nouvelle, dont on voit d’ailleurs se préciser d’autres témoignages, qui vont s’affirmer eux aussi dans la bande dessinée de demain : il s’agit par exemple de constater que les interactions entre la bande dessinée et le monde de l’art se multiplient. Ces points de contacts sont parfois purement marchands : ainsi, la bande dessinée réalise désormais en salles des ventes des performances financières inouïes, et ce phénomène qui s’est longtemps cantonné à quelques grands auteurs (Hergé, Franquin, Moebius) tend à s’étendre ; on peut parier que la valeur spéculative des originaux de bande dessinée dans le marché de l’art va se renforcer dans la décennie qui vient.

Cependant, il ne s’agit pas seulement de célébrer le triomphe de la bande dessinée comme art marchand – au fond, pourquoi faudrait-il s’en réjouir ? Il y a plus important : dans la pratique des auteurs, de plus en plus souvent présents en galeries ou dans les musées, et aussi du point de vue de la médiation culturelle et de la valorisation, la bande dessinée semble être en train de changer de statut. De ce point de vue, la sortie du ghetto pédagogique, la valorisation muséale ou patrimoniale, et la multiplication des manifestations culturelles (festivals, salons, rencontres) aussi bien que des travaux scientifiques (programmes de recherche universitaires, publication d’études savantes) semble bien montrer que la bande dessinée de demain sera sortie de l’enclave culturelle dans laquelle elle est longtemps restée cantonnée. C’est à ses lecteurs eux-mêmes qu’il reviendra, dans une large mesure, d’en décider.

Laurent Gerbier
Université François-Rabelais, Tours
Laboratoire InTRu (Interactions, Transferts, Ruptures dans l’art et la culture)

 

Laurent Gerbier est maître de conférences en philosophie à l’Université François-Rabelais de Tours (département de philosophie). Rattaché au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance.
Membre associé du laboratoire InTRu (Interactions, Transferts, Ruptures – artistiques et culturels, Université François-Rabelais de Tours) depuis 2010, membre élu du conseil de laboratoire depuis 2011.
Membre de l’association LPCM (Association internationale des chercheurs en Littérature Populaire et Culture Médiatique) depuis 2011.
Codirecteur, avec Cécile Boulaire, de la collection Iconotextes (Presses universitaires François-Rabelais).
Membre du comité de lecture de Comicalités. Études de culture graphique.
Membre du comité de lecture de Belphégor. Littérature populaire et culture médiatique.

Champs de recherche :
- Philosophie morale et politique de la Renaissance et de l’âge classique
- Histoire et théorie de la bande dessinée, XIXe-XXIe siècles
- Épistémologie de la culture, XIXe-XXIe siècles