Lieux de vie... lieux de mémoire

La région Centre-Val de Loire possède un très riche patrimoine historique et architectural. Les châteaux de la Loire en sont autant l’emblème que le fer de lance touristique. Moins connu du grand public, plus éloigné des grands sites et parcours touristiques, le patrimoine littéraire régional n’en demeure pas moins tout à fait exceptionnel. La région recèle en effet de nombreuses bâtisses, maison, prieuré, abbaye, château, manoir… qui ont vu naître, mourir, ou ont accueilli un temps, parmi les plus grands auteurs français. Pour que la création littéraire continue d’habiter ces lieux, Ciclic a imaginé différents modes de rencontres entre ces demeures, gardiennes de notre mémoire littéraire, et les auteurs d’aujourd’hui.

L’invention du patrimoine

La notion de patrimoine, qui nous paraît aujourd’hui immuable, éternelle, voire sacrée  tant la moindre usine désaffectée, la moindre bâtisse qui vit passer tel personnage illustre fait l’objet de toutes les attentions, de tous les interdits lorsqu’il s’agit d’y toucher  est pourtant historiquement datée. 

Il fut une époque, pas si lointaine, avant la Révolution française, où le passé, l’ancien, fut-il digne d’intérêt architectural, n’avait de valeur que fonctionnelle (la notion de patrimoine étant réservée à la sphère familiale). Ainsi, au gré des évolutions, des besoins, des guerres et du temps qui passe, venaient se juxtaposer des styles, s’agréger des corps de bâtiments, se modifier les fonctions de tel édifice… Il n’était pas rare de détruire un monument pour en utiliser pierres brutes et éléments ouvragés afin d’en reconstruire d’autres : une écriture architecturale palimpseste, en quelque sorte. Un enchevêtrement de temporalités, où ancien et contemporain jouaient à se recréer et à se réinventer sans cesse. 

La notion de patrimoine est donc, somme-toute, une affaire assez récente, qui se lie, à la fin du 19e siècle, à la recherche archéologique et à ses minutieuses enquêtes (retrouver la vérité du passé) ou campagnes de restauration. Avec elle apparaît, petit à petit, le tourisme architectural et historique, qui se développent tout au long du 20e siècle puis, au gré des décennies, la fixation, la sacralisation de tout ce qui porte trace d’un passé commun à la nation.

 

Une région riche de nombreuses maisons d’écrivain

La région Centre-Val de Loire, disions-nous, abrite une grande diversité de lieux dédiés à la mémoire d’auteurs qui font la grandeur littéraire de la France. On peut ainsi y visiter les maisons natales de Rabelais, Descartes ou Ronsard, les lieux de vie, ou de villégiature de Saint Simon, Sand, Descartes, Proust ou Balzac. D’autres, comme Max Jacob, vinrent s’y retirer…

D’un grand intérêt littéraire, historique et touristique, la plupart de ces lieux sont gérés par des collectivités territoriales ou par l’État, certains, plus rares, appartiennent encore à la famille, ou sont animés par des associations d’amis de l’écrivain dont le lieu porte mémoire… Ils collaborent pour la plupart étroitement avec les offices municipaux, départementaux ou le Centre régional du tourisme. Leur dimension patrimoniale et touristique est donc prise en charge par ces différentes instances.

La plupart accueillent chaque année de nombreux visiteurs, curieux et avides de découvrir les traces du passé, les signes du passage de l’illustre qui les marqua de son nom, à l’occasion de visites commentées, proposées par des salariés ou des bénévoles. Une vie de lieux tout entiers dédiés à la mémoire, servie par des expositions, des reconstitutions, des aménagements en mobilier d’époque, des scénographies et salles d’interprétation. Chacun inventant ainsi sa façon de narrer le passé.

 

D’une écriture palimpseste

Qu’en est-il alors du contemporain, d’un dialogue possible entre les auteurs d’aujourd’hui et le patrimoine littéraire ?

Les écrivains, de quelque époque qu’ils soient, pratiquent aussi cette écriture palimpseste, évoquée supra à propos de l’architecture. François Bon cite souvent cette phrase de Roland Barthes : « On écrit toujours avec de soi ». Ce « soi » est riche de ce qui nous constitue, individus, auteurs et donc aussi lecteurs. L’écrivain écrit avec « de sa » bibliothèque, avec les œuvres, lues et relues, qui l’accompagnent et le nourrissent, en dialogue constant avec leurs auteurs.

À la Renaissance, le Voyage d’Italie[1] encourageait pour les artistes ce dialogue avec le passé, en leur permettant de se former en se confrontant aux humanités à leur source, en copiant et imitant les œuvres antiques, fondement de l’art occidental. L’Académie de France à Rome, puis la Villa Medicis vont s’ancrer sur cette pratique.

« On entendra donc, au figuré, par palimpsestes (plus littéralement : hypertextes),
toutes les œuvres dérivées d'une œuvre antérieure, par transformation ou par imitation. 
»[2]

Au Musée Balzac à Saché, l’image d’une édition du Lys dans la vallée, inlassablement annotée et raturée en vue d’une nouvelle publication, reste en mémoire du visiteur. Dans le film consacré aux résidences, réalisé pour Ciclic dans le cadre de sa série de portraits des maisons d’écrivain et lieux d’auteurs en région Centre-Val de Loire, Richard Delaume filme Arno Bertina, en résidence à Chambord, à sa table de travail. Devant lui, l’image des épreuves de son livre en cours[3], raturées, annotées…

Par-delà les deux siècles qui les séparent, les techniques d’écriture et d’édition qui ont considérablement évolué, les « mutations numériques », une même image marque le spectateur. Il y retrouve les même gestes : lire, relire, se relire, raturer. Et c’est bien là le fond commun de cette affaire, la littérature, l’écriture, trait d’union entre patrimoine et contemporanéité.

Écrire avec, écrire contre, rendre hommage, parodier, citer, plagier… de tout temps les auteurs se sont affrontés à leurs aînés. Pour s’en nourrir ou s’en démarquer. Point de génération spontanée.

Un dialogue ininterrompu, un entretien infini, dont Icebergs de Tanguy Viel (pour ne citer que cet essai récent, soutenu et édité par Ciclic) est un parfait exemple.

 

Entrer dans des maisons inconnues[4]

Tentant de concevoir ce qu’une agence comme Ciclic peut proposer, inventer avec eux, en accord avec ses missions, avec son projet de soutien à la création contemporaine et aux auteurs, revient en mémoire la phrase de Maurice Merleau-Ponty, dans Signes : « … donner au passé, non pas une survie qui est la forme hypocrite de l’oubli, mais une nouvelle vie qui est la forme noble de la mémoire ».[5]

Accueillir des écrivains dans ces lieux dédiés au patrimoine littéraire c’est, par-delà leurs dimensions patrimoniales et touristiques, leur donner une « nouvelle vie » en leur rendant une part de leur vocation originelle : accueillir des créateurs. C’est ainsi « augmenter » leur réalité et leurs potentialités. C’est aussi toucher de nouveaux publics et permettre aux habitués des lieux de découvrir une littérature vivante, en dialogue avec l’œuvre de l’auteur qui y séjourna.

Pour les écrivains, ce sont autant d’occasions de rencontrer, de façon plus intime, des auteurs qui fondent leur « soi » littéraire, d’accéder à une documentation, ou une relation privilégiée avec ces lieux, autant d’occasion de susciter des projets singuliers, de dialoguer avec leurs aînés.

Ce sont aussi des modalités de soutien aux auteurs et à la création contemporaine, qui participent du patrimoine de demain.

C’est, enfin, inventer le contemporain, non pas comme un sens univoque, mais comme une multitude de possibles, de potentialités à activer, par mise sous tension (d’œuvres, de pensées, d’écritures), afin de produire une énergie créatrice.

Afin d’être au plus près des exigences, des projets et des contraintes de chaque lieu, Ciclic a imaginé différentes modalités de présence des auteurs : de la résidence longue, actuellement envisagée au Domaine de George Sand à Nohant, à des présences plus courtes, tels les séjours de Mathieu Larnaudie à La Devinière ou de Jean-Pascal Dubost au Prieuré Saint-Cosme, jusqu’à de simples lectures rencontres.

Pierre Senges, quant à lui, propose avec in extremis, une série de six textes inédits, comme une variation à partir des Derniers jours d’Emmanuel Kant de Thomas de Quincey, « accompagnant Ronsard, Sand et les autres jusqu’à la dernière minute et jusqu’à ce grand Peut-être supposé par Rabelais ».

Laissons au poète Jean-Pascal Dubost le soin de conclure : « Pierre de Ronsard et son œuvre, comment délauriériser respectueusement, comment répondre à un mort, ou comment feindre de ne pas lui répondre, tel est l’enjeu, le réjouissement anticipé, la difficulté affrontée, la ligne de conduite affichée, d’un séjour proxime d’un poète du XXIe siècle, admiratif des poètes du XVIe siècle et grand gourmand de la langue de ce siècle. ».



[1] Entre les xvie et xixe siècles, de nombreux voyageurs étrangers parcourent l’Italie : des artistes et jeunes gens des familles aisées de tous les pays viennent y parfaire leur éducation artistique et culturelle.
[2] Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré (Seuil, 1981)
[3] Numéro d’écrou 362573 (Le Bec en l’air, 2013)
[4] Titre d’un ouvrage de Christian Garcin, paru aux éditions Finitude en 2015
[5] Maurice Merleau-Ponty, Signes (Gallimard, 1960, p. 74)