"SITUER" : le Val de Loire tourangeau par Benoît Vincent

Benoît Vincent, au sein du Labo de Ciclic, développe le projet "SITUER", une mise en fiction de six régions naturelles du Centre-Val de Loire : la Beauce, le Berry, la Brenne, le Perche, le Chinonais et la Touraine. L'écrivain et naturaliste propose une cartographie littéraire, une tentative de traduction esthétique de ces territoires naturels emblématiques, une invitation à parcourir, penser et lire nos paysages d'un regard neuf. Il nous livre ici un extrait de son travail en cours...

Retirez-vous  [Touraine, Varenne, Chinonais, Champeigne, basse vallée du Cher]

 

Billet de Chaource à Méchon, 17 juin

Dans son discours aux élus, le préfet a été très clair : « Les intérêts supérieurs de la nation sont en jeu, les épreuves que nous traversons nous engagent à la plus grande rigueur du point de vue de nos institutions républicaines dans le respect de l’État et de l’esprit de la chose publique, et envers nos concitoyens, bla bla bla... ».

Le Préfet a surtout indiqué qu’il serait venu en personne inspecter les lieux et les locaux... dans les jours qui viennent, peut-être les heures qui viennent. Nous, d’ici là, on doit tout planquer. Il va y avoir un déferlement de policiers, sûrement des militaires, on ne sait pas encore si le déplacement sera officiel ou pas, mais il est certain qu’ils vont venir fourrer leur nez un peu partout autour de la ville. Tu comprendras, mon cher Méchon, qu’il faudra se faire discret.

A ce propos, j’ai parlé avec Frelon et de Jauzembert, le premier est d’accord pour nous prêter le vieux tracteur Goldoni, tu sais celui à la carrosserie orange, pour encombrer le passage, tandis que l’autre peut stocker dans son fond pas mal de marchandises. »

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Devant la feuille jaunie, visiblement éprouvée par les affres du temps, l’humidité d’une grotte ou le piétinement au sol — on voyait de petites traces comme l’embosse de gravillons, les rides d’un début de déchirure — l’attaché parlementaire restait circonspect. Il tenait à la fois un témoignage affligeant qui permettait de remonter toute la filière et procéder à l’arrestation, et donc rien moins que l’inculpation et l’incarcération des principales têtes pensantes, mais il tenait dans le même temps un objet subitement chargé d’un poids sacré, comme une espèce de relique... et l’idée de la tenir entre les doigts lui procurait une jouissance sans doute exagérée.

La manière dont le papier était arrivé sur son bureau (il l’avait vu à peine y fut-il entré, objet incandescent, presque magique, qui avait aimanté son regard), était pour le moins rocambolesque, un hasard. Mais existent-ils réellement, ces hasards, lorsqu’on pense au trajet qu’a pu faire ce petit bout de cellulose dans l’immensité du monde, et comment il peut justement orienter durablement le destin de ce monde, du moins dans ses plus communes tentures et armatures, celles de sa vie quotidienne…

L’attaché tourne et retourne le petit bout jauni entre ses doigts potelés, et dans sa tête (son cerveau, son regard aiguisé) tourne encore et encore son sens et son destin, en déploie en esprit l’envergure politique et, pratiquement, historique, celée en lui.

Il pourrait tout aussi bien disparaître, ici et maintenant, comme ça, pfuit, tour de passe-passe, et rien ne serait plus comme avant… ou rien ne serait plus comme il était prévu que les choses soient… le pouvoir de ce papier… ou le pouvoir que détient subitement, c’est à en devenir fou, le détenteur de ce papier…

Le jeune attaché propose à Jean, son collègue et ancien compagnon de classe, avec lequel il partage le goût de l’action et la lecture des romans d’aventure, de se rendre sur le plateau, à Rochecorbon, passant par le haut, comme pour une partie de chasse ou une promenade inopinée. Pour se faire une idée. Pour se rendre compte. Jean accepte, ils iront cette nuit même.

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Sur le petit plateau, la mission était simple : discrètement parcourir la lande jusqu’au rebord des falaises, les yeux rivés au sol, sur les chemins, dans les fourrés, les friches. Si possible repérer les imperfections du terrain… comme une petite substruction maçonnée, ou un tuyau d’évacuation des fumées, une espèce de cheminée incarnée par son manchon, quelque chose qui trahisse une habitation souterraine.

Il fallait des yeux, car parfois les manchons, qui n’étaient pas toujours présents, ou bien qui avaient été bousculés par les intempéries, le mésusage ou le passage du gibier, pouvaient également se dissimuler dans les hautes herbes, ou dans les buissons. Même si, dans ce cas, les buissons, soumis en hiver aux exhalaisons, présentaient un port étrange, rachitique ou malade.

Mais dans la chaude nuit d’été, la végétation, l’arrêt des cheminées, et l’obscurité, empêchaient l’identification aisée des habitations.

Au loin on entendait une hulotte. Jean ne semblait pas concentré comme son ami. Il farfouillait dans les herbes négligemment, pas tout à fait certain de saisir l’objectif de cette entreprise. Il s’étonnait plutôt de l’espèce de clarté, malgré tout, que la lune posait sur toutes choses. Il s’étonnait surtout que la ville, à quelques encablures de là, n’émît aucun brouhaha ni aucun halo, ils étaient là comme retirés du monde, éloignés de la Loire, éloignés même de tout.

Et puis cela lui rappela les expéditions hardies qu’il faisait, enfant, avec ses cousins de Savonnières, à peu près dans les mêmes conditions : nuitamment, secrètement, les gamins sortaient, et se faisaient peur, à entrer dans les grottes, les caves, les anciennes carrières d’extraction du tuffeau, au besoin en forçant les serrures, en faisant sauter les verrous… ils se racontaient des histoires d’îles désertes et de pirates, de prisonnières à délivrer, ou alors de quelques camp retranché mexicain assailli par des cow-boys sans foi ni loi. Ils fumaient.

Mais c’était la Loire, surtout, qui, dans sa tête, venait gonfler cette imagination propice au « vert paradis », comme disait Baudelaire. C’est dans une barque de son oncle qu’il l’avait d’ailleurs effleurée pour la première fois.

Dans son esprit, le fleuve représentait une force mystérieuse et magnétique, lovée dans son cocon minéral, perclus de recoins de pièces secrètes, de labyrinthes enchantés menant à des salles du trésor ; cette force n’attendait qu’une chose : qu’en surgissent des fleurs, des joyaux, mille biens de Dieu, comment dire, la miséricorde même. Étranges concussions mentales qui obscurément donnaient l’impulsion de son parcours dans la vie.

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Lors d’une précédente virée que faisaient de temps à autre les deux amis, chacun pour des raisons diverses, ils s’étaient retrouvés à la confluence du Cher et de la Loire. Ils cheminaient sur la levée lorsque l’attaché glissa et manqua de tomber à l’eau, se rattrapant in extremis à une touffe de petits saules. Jean s’esclaffa. Lorsqu’ils revinrent à leur véhicule, ils virent une harde de sangliers s’enfourner dans les fourrés. Jean était très excité, il n’en avait jamais vu d’aussi près. Il leur courut après, en vain.

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Le lendemain, dans son bureau, le jeune attaché avait ressorti du tiroir la pochette, de la pochette la chemise, de la chemise l’enveloppe, et de l’enveloppe le billet, froissé, jauni, qui l’obnubilait.

Dans un peu moins de vingt minutes, il devait rejoindre le maire, ses deux premiers adjoints, le général de division de la gendarmerie et diverses personnalités de la ville, dont un représentant du préfet et un de l’archevêché. La réunion devait exposer le plan de déplacement du convoi le « jour J », et permettre d’assurer la sécurité absolue des personnalités.

La ville n’avait pas été choisie par hasard, et entre autres pour son poids symbolique dans l’histoire, et dans le cœur des habitants comme de tous les Français. C’était la cité des rois, après tout. L’attaché parlementaire représentait le député, qui était en déplacement et ne pouvait arriver à temps (c’est ce qui se disait en tout cas : les routes n’étaient pas encore sûres et rapides, et les « déplacements » n’étaient pas toujours ceux que l’on croyait).

La réunion n’aurait dû être qu’une formalité et, même si c’était une formalité pesante, eu égard à la gravité des évènements, recelant son lot de tensions liées aussi bien aux animosités des uns envers les autres, au poids du secret, au lustre qu’on voulait bien y déposer, c’était une énième formalité. Et n’était rien face à ce que représentait ce petit bout de papier, ces quelques grammes de matière, qu’il lisait et relisait machinalement, sans même plus déchiffrer les mots mais, les reconnaissant comme des entités, les ânonnant de mémoire... mémoire lasse avec ses inflexions, ses brusques chausse-trappes, ses doubles-fonds, ses antichambres.

Sur ses épaules reposait ainsi la réussite ou l’échec, mais reposaient aussi la trahison comme la fidélité, la violence comme la paix, le silence comme le fracas. Il ne savait pas quoi faire, non tant qu’il hésitât, mais il était comme pris dans une poisse, noire et froide, immobilisé, tétanisé, un véritable gouffre intérieur, sans cheminée qui serve de fanal ou d’issue, une cage, une trappe vers laquelle il n’avait pas même pris le risque de se rendre.

*

Billet de Méchon à Chaource, 19 juin

J’ai appris que ton billet avait été intercepté, mon ami, tu dois quitter la ville toutes affaires cessantes. Maillon t’attend cette nuit une heure après le battant à Cinq-Mars, là tu prendras une toue et tu fileras vers ceux du Maine. Je ne peux pas t’en dire plus, je n’en sais d’ailleurs pas beaucoup plus.

Entre-temps le pont, ici, a été décimé, emporté par la débâcle. On songe à bâtir un autre passage, moins dangereux, à détourner la route…

Aies confiance, car la nature de notre combat est juste et notre cause dépasse nos maigres et modestes vies. Embrasse bien ta femme avant le départ.

Personne ne sait quand il aura la chance retrouver son foyer, la douceur de son giron.

Il y a des instructions pour toi où tu sais, tâche de ne pas les oublier. Toi, en revanche, tu peux te faire oublier, pendant un temps. Tu passeras dans le Berry chez Ventre Jaune. Tu partiras sans doute vers le sud. Tes moindres faits et gestes seront sans doute scrutés. Tu disparaîtras le temps qu’il faut, deviendras un fantôme.

Adieu mon ami, mon camarade, mon frère.

*

Jean, le jour suivant, était venu lui rendre visite, avec le prétexte de documents administratifs à parapher. Lui ne semblait pas inquiet. « Tu te fais du mouron, lui disait-il, à mon avis tu exagères la situation. »

« Peuh ! », se moquait-il, « un tracteur Goldoni ! Et pourquoi pas des balles de foin tant qu’ils y sont ? On ne peut se fier à eux ! Ce sont des gredins, des lascars ! Inconstants comme le temps et indolents comme lui ! M’est avis que le préfet devrait prendre des mesures drastiques… ».

Il ne parvenait pas à se détacher de cette boule, et Jean tâchait de le distraire. « Regarde ce que je t’ai amené, mon vieux, regarde ça plutôt ! »

Il sortit de son cartable une chemise où se trouvait un plan de masse qu’il déplia longuement sur la grande table en verre. Il n’avait pas même quitté son pardessus, et il était resté débout.

Sur le plan, on reconnaissait la ville et ses quartiers historiques, l’espèce de noble croix qu’ils formaient, et bien sûr le fleuve sautait aux yeux. C’était une forme allégée du cadastre et, dessiné de sa propre main et d’une couleur différente, il avait ajouté un certain nombre de traits et de schémas, qui semblaient figurer de nouveaux quartiers et de lourds aménagements pour les anciens.

« Tu vois, tu vois ? disait Jean, visiblement émoustillé.

– On dirait une nouvelle ville ! » répondit-il, comme pour s’intéresser. Et dans sa tête il imagina les piscines là où se trouvaient les berges, les immeubles là où aujourd’hui s’étendaient les varennes, des îles et des ponts là où aujourd’hui l’eau courait librement.

« Une nouvelle ville, une nouvelle ville, répondit Jean, mais que tu es rabat-joie ! Mais c’est une ville nouvelle ! Une ville nouvelle et une ville complète, levée, comme une carte, du vide, de nulle part. Pourquoi crois-tu que les huiles débarquent ? »

Le secrétaire général entra soudain sans frapper. « Messieurs, retirez-vous. »

Pour l'écriture de ce texte sur le Val de Loire tourangeau, Benoît Vincent a séjourné à Tours du 22 au 25 janvier 2019. Un partenariat avec le pOlau, pôle arts-urbanisme qui l'a accueilli et lui a offert quelques clés d'accès au territoire.

Benoît Vincent est auteur et naturaliste.

Parmi ses ouvrages, on peut citer Farigoule Bastard (2015), roman de paysage sur la Haute-Provence (prix Jean Follain de prose poétique), et GEnove. Villes épuisées (2017), "autogéographie" autour de la ville de Gênes en Italie, tous deux publiés au Nouvel Attila.

Il développe également une recherche critique avec La littérature inquiète, dont les deux premiers volumes, sur les œuvres de Maurice Blanchot et Pascal Quignard sont parus chez Publie.net en 2008 et 2010 ; un troisième volume sur la littérature contemporaine devrait bientôt voir le jour. Chez le même éditeur, il questionne la contre-culture à travers une série de fictions sur le rock : Local héros (2016), sur Mark Knopfler, et Un de ces jours (2018), sur Pink Floyd.

Il interroge également la représentation de la nature et de la naturalité dans une série de textes critiques sur l'écologie, d'abord dans Bornes (pour la revue remue.net), puis dans le vaste projet Dehors (ouste !), peu à peu mis en ligne.

Il est membre du Général Instin, avec lequel il participe au récit collectif Climax et à la traduction de l'Anthologie de Spoon River d'Edgar Lee Masters.

Il est par ailleurs coresponsable de la revue en ligne Hors-Sol avec Parham Shahrjerdi et directeur de la collection "essais" chez Publie.net ; il propose régulièrement des ateliers d'écriture et intervient depuis 2019 à l'Ecole de la nature et du paysage de Blois sur le thème Écrire & la nature.

De manière générale, il travaille sur l'espace, et plus particulièrement sur la manière dont on occupe un espace, dont on l'habite. Les différents pans de son travail se retrouvent sur son site Ambo(i)lati : http://www.amboilati.org/chantier