"SITUER" : La Brenne
par Benoît Vincent

Benoît Vincent, au sein du Labo de Ciclic, développe le projet "SITUER", une mise en fiction de six régions naturelles du Centre-Val de Loire : la Beauce, le Berry, la Brenne, le Perche, le Chinonais et la Touraine. L'écrivain et naturaliste propose une cartographie littéraire, une tentative de traduction esthétique de ces territoires naturels emblématiques, une invitation à parcourir, penser et lire nos paysages d'un regard neuf. Il nous livre ici un extrait de son travail en cours...

Menu fretin [36.1 – Brenne – Le Blanc]

 

Le crépuscule a d’abord doré les brandes, avant même l’embrasement du soleil qui projetterait ses rayons rasants au visage et aux yeux. Il restait quelques fleurs sur les ajoncs, et celles-ci se sont enflammées, n’ayant plus rien à perdre, signes avant-coureurs du flamboiement qui s’apprêtait à surgir. Tout brûlait et s’enveloppait dans le mordoré de la fin d’après-midi. Les étangs, par contre, faisaient déjà cratères, flaques noires sans yeux, ou yeux sans vie, écrasés au sol, tacitement reconduits.

Je passai de l’un à l’autre, un peu pour me promener, un peu pour braconner : c’était l’époque de leur vidange. Je ne cherchais pas de poisson, je furetais plutôt en quête des écrevisses. Comme l’eau venait à manquer, celles-ci prenaient le risque de s’aventurer vers d’autres maisons plus favorables.

Je me sentais peu coupable, mon oncle Rojoint possède plusieurs chaînes, et j’ai autorisation et possibilité de pénétrer dans sa propriété. Je ne volais personne, en somme ; quant à ma chasse, mon prélèvement était si indigent que je ne doutais pas qu’il puisse avoir des conséquences néfastes sur la population.

On le fait depuis toujours, depuis que les étangs existent, et je me sens chez moi. Oui, je peux bien l’affirmer, ici je me sens à la maison. Cette maison, nous la partageons, mes oncles avec mes parents, mes frères avec mes cousins. Il y a qui pêchent, il y a qui chassent, il y a qui récupèrent le petit bois (et moins petit) et il y a qui ramassent des herbes ou cueillent des baies, comme Marie, ma cousine germaine, qui fait des boutons d’épine blanche une si délicieuse épinette.

Notre terre familiale, nous l’occupons depuis des générations, et bien malin celui qui viendra me dire ce que j’ai droit de faire ou de ne pas faire.

C’est notre terre, certains des anciens l’appellent notre Main, parce qu’avec le temps, elle s’est divisée en plusieurs parcelles, à peu près figurée par les chaînes des étangs qui prennent vaguement l’allure de doigts, dessinant une main à quatre doigts un peu difforme, l’index accusateur, si c’est lui, un peu brisé en son extrémité, et l’auriculaire, si c’est lui, excentré, en avait été comme détaché, avait pivoté légèrement comme en angle droit par rapport à l’aile extérieure de la paume.

Après l’accident de Rojoint, la famille s’était un peu détachée de la Main – les gens sont peut-être un peu superstitieux, et puis c’était une nouvelle génération, les gens allaient travailler loin de Douadic, ou de Rosnay, au Blanc, ou même à Châtellerault ou Châteauroux, et plus loin, et le plus souvent ils s’installaient à proximité de leur travail, dans des maisons nouvelles, avec des familles dont on ne connaissait plus tous les noms.

Moi je suis resté ici. Je suis resté à la maison. J’étais trop attaché à la lumière des automnes et des printemps. Je ne pouvais pas me détacher de la promenade quotidienne. J’étais d’ici, un véritable ventre jaune comme on dit.

*

En tout temps, l’étendue avait marqué comme une marche, une frontière ; le bout du pays. Les villes en étaient éloignées, et leur gens n’y venaient point par gré ni délice. Outre, c’était encore différent, et là, on avait aménagé de nombreuses pièces d’eau, fangeuses et cerclées de féroces épineux. Leurs gens sont terribles, sauvages, de complexion singulière, aux mœurs amphibiennes, superstitieux dans leur rapport à la nature partout qui les environnait, cédant aux croyances les plus diverses, aux figures merveilleuses et monstrueuses du peuple de l’au-delà.

Pour les nobles et seigneurs locaux, ç’avait été une aubaine, une aire désolée où ne passaient que peu de chemins, où s’embourbaient les convois, et qu’on préférait éviter à grands frais.

Pour certains fieffés locaux, la réciproque était de mise : ils pouvaient à leur guise affamer leurs serfs et bénéficier d’une certaine libéralité.

C’est donc en toute tranquillité que pouvaient passer et séjourner ici divers personnages qui nécessitaient de traverser le pays, ou bien contourner la Loire et ses nombreux péages armés. Le détour ne coûtait rien au regard de la discrétion nouvellement rédimée.

Eugène Poisson

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J’étais là, à la chaîne, et je fouillais la marge de l’étang, en prenant garde de ne pas mettre le pied dans son dedans, qui pouvait mener à de périlleux extrêmes. Pendant un fort long temps, je ne remarquais pas de trace fraîche des crustacés. Mais les sangliers ou quelque autre gibier m’avaient précédés, et une large partie de la bande de berge moins herbeuse avait été bien remuée. Les laîches dissimulaient les pièges ; les marisques coupaient net, comme des lames de rasoirs, les bras et les jambes, les mains.

Il y a une zone intermédiaire, entre l’eau et le sec, entre le nénuphar et l’ajonc, et c’est dans cette zone que j’évoluais. Les roseaux, en quelque sorte, en dessinaient le linéament. Je devais rester attentif, entre les secteurs boueux et dangereux, à l’endroit où poser et le pied comme la main, mais l’œil, aussi perçant et entraîné soit-il, devait également lutter contre les derniers rayons du soleil, qui faisaient contre-jour.

Le silence était grandissant. Les oiseaux s’étaient tus, après leur grand concert. J’attendais précisément cette heure d’entre chien et loup, c’était le moment le plus propice pour débusquer ces bêtes. Mais il fallait attendre encore.

Ce faisant je m’avançais dans un endroit de hautes herbes, dont je ne connais pas le nom, qui m’arrivaient à la taille, bientôt à l’épaule. Des lieux en haut, on distinguait nettement une épaisse brume qui s’élevait et aurait tôt fait de recouvrir toute la Main. La plupart du temps je parvenais à ramasser deux ou trois individus avant cet instant fatidique où les formes, dans la pénombre qui s’installe, se mélangent, et où il devient plus ardu encore de retrouver son chemin. Je m’agaçais de faire chou blanc et je commençais à me résigner à rentrer bredouille. 

*

Jaunes, on disait qu’ils l’étaient non seulement dans leur apparence, mais également dedans. Réfractaires, non par morgue, ni même par résignation de leur triste condition, mais parce qu’à l’image de leur terre gaste, et stérile, une espèce de perméabilité conditionnait non seulement leurs manières et leur mœurs, mais encore leur société et les rapports qu’ils entretenaient avec leurs voisins. De fait, s’ils accueillaient volontiers les malandrins, les égarés ou les aigrefins de tout bord, rarement commerçaient-ils avec les pays alentours. Ils n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à offrir, sauf de gras poissons qu’ils avaient nourris dans les seuls champs qui prospéraient chez eux : les étangs. 

De cette terre comme une quarantaine, on soupçonnait qu’elle cultivait les germes et les miasmes qui nuiraient à tous, aussi, sans aller jusqu’à dire que nous la méprisions, nous la tenions dans l’indifférence, recluse dans les vapeurs mystérieuses de l’arrière-pays.

Eugène Poisson 

*

Les écrevisses, je les vends à René, au café sur la nationale. Il les fait avec le poulet, un vrai délice. Moi qui suis bon à rien ou presque, j’ai l’impression que ça aide un peu. Parfois je lui amène des champignons. Parfois rien.

Aujourd’hui c’était langue de bœuf. Un vrai régal. René est très fier de ses langues. Il a raison.

Ghislaine, elle, est fatiguée des blocages. Il y en a de plus en plus dans le pays. Il y en a un au rond-point de l’entrée du village. Parfois la queue de véhicules qui se forme est si longue, qu’elle arrive jusqu’à la devanture, obturant toute la lumière, surtout les poids-lourds (et ce sont souvent des poids-lourds). Alors elle râle.

Avant manger, on a bu une bière avec Marc au café sur la place. Une vieille dame est venue vers nous et nous a parlé. Une petite grand-mère affable, avec le lourd accent gréseux du coin, qui s’est mise à nous dire qu’elle voyait des choses, qu’elle devinait dedans les gens. Elle disait qu’elle savait même avant de savoir. Elle parlait de son mari, qui était médecin, des maisons qu’elle avait eues, et puis de la télévision, qu’elle regardait, cet imitateur dans une émission du dimanche. Elle a voulu me prendre les mains : elles étaient froides. Elle m’a regardé dans les yeux, un temps que j’ai trouvé éternel. Elle a dit, et je n’ai pas compris : du désordre les murmures, des murmures la rumeur, de la rumeur la divisionPuis elle est revenue à l’humoriste du dimanche : dont elle ne trouvait plus le nom. Et elle a demandé : « Vous voyez qui je veux dire ? » 

*

Je commençais à ne plus distinguer les couleurs, de ces variations du gris qui annoncent la nuit. Il fallait rentrer, il fallait faire demi-tour. À contrecœur je repris mon chemin, et c’est là que je l’ai vue.

Une forme imposante, noire comme la poix mais dans le même temps comme veloutée de reflets translucides, argentés (comme on voit parfois dans le gibier nocturne, que cela est dû peut-être à la rencontre d’un être vivant sur un paysage terne et immobile). Un grand et fier animal, garrot massif, musculeux, sans doute un cerf, des filets de brumes accrochés aux membres, les yeux trouant les écharpes de la nuit. Je fus surpris et j’eus très peur, mais réussis à retenir un cri. Il ne me voyait pas, du moins je crois, il regardait derrière moi. Que regardait-il ? Je ne sais pas, mais c’était comme si je n’était pas là, comme s’il voyait à travers moi. Tout bien considéré, c’est lui qui semblait inquiet et effectivement, d’un bond d’une détente impossible, il ne fut bientôt qu’un bouquet de bruyère frissonnant. Derrière moi, au comble, un autre mouvement brusque et furtif, peut-être ce qui effraya le cerf. 

*

Pierre au café m’a dit qu’il avait déjà vu des morilles. Je ne l’ai pas cru. (Pierre c’est celui qui m’a montré comment faire l’épinette.) C’est là que la vieille dame est arrivée. Ça me revient d’un coup, comme ça. 

Ça me revient d’un coup, elle a dit : « Vos mains sont déjà froides. Je sais que vous ne mentez pas. Vous savez vous aussi. » Je n’ai pas tellement répondu. Puis quand finalement elle est partie, Marc m’a regardé avec un drôle d’air, comme si ce n’était pas moi. On s’est demandé qui elle était. Elle était menue, toute vêtue de noir, d’une élégance un peu désuète (ses vêtement étaient bien usés). 

*

Je peinais à retrouver mon chemin. La brume emplissait tout.

Des derniers flottements de la bête enfuie, je distinguais comme une espèce de harnachement, que je trouvais tout à fait incongru. Était-ce bien un cerf ?

Pour l'écriture de ce texte, Benoît Vincent a séjourné en Brenne du 20 au 23 novembre 2018. Un partenariat avec la Ligue de l'enseignement de l'Indre (36) qui l'a accueilli et lui a offert quelques clés d'accès au territoire.


Benoît Vincent est auteur et naturaliste.

Parmi ses ouvrages, on peut citer Farigoule Bastard (2015), roman de paysage sur la Haute-Provence, et GEnove. Villes épuisées (2017), "autogéographie" autour de la ville de Gênes en Italie, tous deux publiés au Nouvel Attila. Son dernier livre, L'Entreterre, est paru aux Inaperçus en 2019 et nous laisse suivre son héros de pays en paysage, dont on accompagne le parcours depuis les alpes jusqu´à la mer.

Il développe également une recherche critique avec La littérature inquiète, dont les deux premiers volumes, sur les œuvres de Maurice Blanchot et Pascal Quignard sont parus chez Publie.net en 2008 et 2010 ; un troisième volume sur la littérature contemporaine devrait bientôt voir le jour. Chez le même éditeur, il questionne la contre-culture à travers une série de fictions sur le rock : Local héros (2016), sur Mark Knopfler, et Un de ces jours (2018), sur Pink Floyd.

Il interroge également la représentation de la nature et de la naturalité dans une série de textes critiques sur l'écologie, d'abord dans Bornes (pour la revue remue.net), puis dans le vaste projet Dehors (ouste !), peu à peu mis en ligne.

Il est membre du Général Instin, avec lequel il participe au récit collectif Climax et à la traduction de l'Anthologie de Spoon River d'Edgar Lee Masters.

Il est par ailleurs coresponsable de la revue en ligne Hors-Sol avec Parham Shahrjerdi et directeur de la collection "essais" chez Publie.net.

De manière générale, il travaille sur l'espace, et plus particulièrement sur la manière dont on occupe un espace, dont on l'habite. Les différents pans de son travail se retrouvent sur son site Ambo(i)lati : http://www.amboilati.org/chantier